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adoptée, qui, par la plus triste des fatalités, n’ait trompé les intentions du législateur et tourné contre l’Irlande. On essayait de s’abuser soi-même en proposant pour remèdes à tant de maux les maisons de pauvres, l’émigration, l’éducation, comme si de ces remèdes les deux premiers n’étaient pas eux-mêmes des maux horribles, le dernier dangereux et contradictoire, car à quoi bon instruire les hommes, si l’instruction ne fait que leur ouvrir les yeux sur l’injustice et leur révéler de nouvelles causes d’irritation ?

Nul doute que l’antipathie des races, la haine d’un régime issu de la spoliation et de la violence, les colères accumulées par deux siècles d’injustice et incessamment grossies par la domination d’une église sans fidèles, d’une aristocratie trop souvent sans pitié, n’expliquent en grande partie le désordre moral et la détresse matérielle de l’Irlande. Aux yeux de ce peuple, qui ne trouve dans son histoire depuis plusieurs générations que tyrannie et misère, l’église établie, c’était toujours la persécution — le propriétaire, c’était l’étranger. Cependant les maux de l’Irlande tenaient encore plus peut-être à une législation mal entendue qui excluait à jamais le tenancier de l’espoir d’acquérir le sol, et qui ne lui donnait aucune sécurité. Voilà les deux maux auxquels le bill de M. Gladstone a pour objet principal de remédier. Il se propose de favoriser la naissance et l’extension d’un peuple véritablement indigène de petits propriétaires au moyen d’avances faites sous certaines conditions par l’état aux tenanciers qui se réunissent pour acheter au moins les quatre cinquièmes d’un domaine. Il vise en outre à établir une certaine fixité des tenures et à donner au tenancier des garanties, qui lui ont manqué jusqu’à présent, contre la dureté, le caprice ou l’oppression des propriétaires. Et pour atteindre ce but important il crée une double juridiction, à savoir des tribunaux d’arbitres et une cour civile, ayant mission de juger les conflits entre propriétaires et tenanciers. Le bill donne force de loi à certaines coutumes, lorsqu’elles sont acceptées d’un commun accord, II renferme des dispositions pour assurer au tenancier soit une juste indemnité, lorsqu’il est évincé, soit une restitution de la plus-value résultant des améliorations produites par son travail, même dans le cas où il se retire volontairement. Enfin il astreint les baux à certaines conditions déterminées, pour qu’ils ne deviennent pas entre les mains des propriétaires un moyen d’éluder la pensée du législateur et de détruire les effets de la loi.

Ce peu de mots suffit pour mettre en lumière le caractère du bill. Il est impossible de se méprendre sur la portée des principes dont il est une application singulièrement hardie, et, pourquoi ne l’avouerait-on pas ? ces principes ne paraissent pas faciles à concilier avec les assertions absolues des esprits spéculatifs qui ne sauraient