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leur droit séculaire de vivre aux dépens d’autrui. Du moment que la Russie ne pouvait plus permettre à ces aristocrates fainéans de tailler à merci les paisibles populations des plaines, (comme au Souanéthi et ailleurs), ils ne pouvaient que prêter une oreille docile aux sollicitations et aux promesses d’hospitalité de la Turquie.

Beaucoup d’entre eux comptaient bien y vivre, sans travailler, et en effet après l’effroyable crise que j’ai mentionnée plus haut, et qui moissonna environ 260,000 émigrans, les procédés de la commission de colonisation semblèrent favoriser leurs espérances. On les distribua dans les provinces chrétiennes, surtout en Bulgarie ; on prit des terres aux chrétiens pour les leur donner, on força les chrétiens à leur bâtir des maisons et jusqu’à des villes entières : on les obligea enfin à donner à ces intrus des bœufs de labour et les semailles de la première année. Quelques-uns se mirent à travailler, mais la plupart montrèrent leurs mains nerveuses et fines, et dirent fièrement que ces mains-là n’étaient pas faites pour avoir des ampoules. Le résultat le plus clair de cette colonisation a été de créer dans la Turquie d’Europe une foule de centres de maraude, dont les chrétiens ont la maigre consolation de ne pas être les seules victimes. Tant que les Tcherkesses ne voudront pas gagner honnêtement leur vie en travaillant, il sera impossible d’abolir la traite des enfans parmi eux, surtout la traite des filles, favorisée par les tolérances équivoques et casuistiques qui déshonorent le mariage musulman. Cependant, pour être juste, il faut constater un progrès : un très grand nombre d’enfans circassiens préfèrent déjà un travail pénible à la livrée lucrative et infamante des tchibougchis des pachas. Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir ces jeunes garçons aux traits purs et fiers circuler dans les bazars et proposer de porte en porte, pour 5 et 10 paras (3 et 6 centimes), les petits fagots qu’ils ont taillés dans la forêt voisine. On a le droit d’espérer que cette génération-là comprendra la noblesse du travail et du pain gagné, tandis que la génération dont elle sort n’apprécie que le pain conquis sur autrui. Elle restera musulmane, mais ne deviendra pas turque, car les déceptions de la fausse hospitalité de 1864 ont ulcéré des cœurs qui n’oublient pas. Notre plus grand étonnement en Turquie a été de voir, sur les points où les Circassiens avaient pris l’honorable parti de se mettre au travail, des relations de voisinage amical s’établir entre eux et les chrétiens bulgares, et surtout de les voir apprendre la langue slave. La Turquie fera donc bien de ne plus compter sur cet appoint pour combler les vides de sa population ottomane, et ce sera le châtiment le plus certain d’une nation qui ne sait pas se perpétuer par elle-même, et qui n’a vécu quatre siècles en Europe qu’au moyen d’une sorte de vampirisme alimenté de deux façons : par les razzias annuelles