Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/912

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aise. Lorsque la complicité des pachas ou des mudirs devient trop scandaleuse, on donne une satisfaction telle quelle à la morale en poursuivant à grand bruit un sujet européen coupable de quelque mince contravention, et l’on atteint ainsi un double but : celui d’avoir l’air de faire observer la loi et celui de faire croire aux ingénus que ce sont les Européens seuls qui la violent. C’est du reste de l’hypocrisie bien gratuite, car il n’y a pas entre le Caire et le Soudan de surveillance sérieuse possible : il ne faut pas l’attendre de quelques commerçans à qui on a eu tort de confier des titres d’agens consulaires, comme ce négrier Halil-Chami dont nous avons parlé plus haut.

Malgré les longueurs et les dangers de cette route du Nil, elle verse à l’Égypte tout autant d’esclaves que la mer Rouge, qui a les ports zanzibariens d’une part, et de Saouakin et de Massaoua de l’autre. Négligeons ici le premier de ces ports, qui n’a pas grande importance en fait de traite. A Massaoua, bien que la France et l’Angleterre y aient été représentées pendant longtemps, la duplicité des autorités musulmanes, aidées en cela par l’esprit d’une population fanatique, vicieuse et abrutie, réussissait plus ou moins à cacher aux consuls l’activité de la traite qu’elles protégeaient, et ces agens devaient recourir à une contre-police qu’ils étaient obligés de surveiller elle-même la première. L’homme qui a le plus fait dans cette région contre l’esclavage a été connu et dépeint par tous les voyageurs qui ont passé à Massaoua depuis vingt ans. C’était un grand vieillard maigre et maladif, ancien novice d’un couvent d’Italie, nommé Raffaele Barroni, et agent britannique dans ce port. La haine de l’esclavagisme était chez lui une véritable passion, et elle était certainement désintéressée. Il était la terreur des kaïmakans de Massaoua, dont il connaissait à fond tous les scandales publics ou privés, et il profitait de cet ascendant pour les forcer à sévir contre les marchands d’esclaves, qui se croyaient d’autant plus en sûreté qu’ils avaient acheté fort cher la complicité de ces fonctionnaires. C’est ainsi qu’en 1861 il obligea le kaïmakan Pertew-Effendi à faire saisir un convoi d’une quarantaine de Gallas des deux sexes, qui furent déclarés libres et placés dans diverses maisons particulières, en attendant qu’ils fussent assez grands pour disposer d’eux-mêmes comme il leur plairait. Malheureusement pour ces enfans, M. Barroni vint à mourir, et le vice-consul de France fut appelé à un autre poste. Pertew trouva l’occasion bonne pour faire, sans bourse délier, une razzia de ces petits malheureux. Ce qu’il a fait de ces enfans, qu’on nous dispense de le dire. Il est vrai que tout autre gouverneur turc eût agi de même à sa place.

Ce serait ici le moment de parler de la traite dirigée contre les Abyssins proprement dits, traite dont M. Berlioux n’a pas parlé, et