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et religieuse, foncièrement opposé au trafic des esclavagistes. Le code abyssin a des peines draconiennes contre le commerce des esclaves, et feu Théodore II les appliquait avec rigueur. Aussi les douanes abyssiniennes étaient-elles toujours la terreur des djiberti, car ils y étaient soumis à une inspection sévère, et leurs victimes étaient interrogées une à une et invitées à déclarer si c’était de gré ou de force qu’elles faisaient partie de la caravane. Si elles disaient la vérité, elles étaient mises à part, et des mesures étaient prises pour les rapatrier. Aussi, pour les empêcher de parler, les djiberti avaient-ils soin de remplir la cervelle de ces pauvres enfans de contes absurdes. On leur disait que les chrétiens ne voulaient les prendre que pour les engraisser et les manger, conte qui réussissait d’autant mieux que les marchands d’esclaves l’ont accrédité depuis des siècles peut-être dans toute l’Afrique, où l’histoire des « chrétiens-cannibales » est un article de foi encore plus enraciné que celui des hommes à queue. Ce danger passé, on pénétrait dans l’intérieur pour gagner le territoire turco-égyptien soit par le marché de Gallabat, soit par le port de Massaoua ; mais les périls renaissaient dans les provinces centrales, surtout dans celles qui formaient le domaine héréditaire de Théodore II. Là, les djiberti avaient créé quelque chose d’analogue à ce qu’avaient fait dans une intention diamétralement opposée les abolitionistes américains qui favorisaient la fuite des esclaves vers le Canada : c’était une route souterraine, ou, pour parler plus clairement, une série de dépôts clandestins, sous terre ou sous bois, échelonnés entre Gondar et Gallabat, tenus par des musulmans, et où les convois d’esclaves étaient soigneusement enfermés pendant le jour ; ils ne passaient d’un dépôt à l’autre que pendant la nuit. Les marchands qui se faisaient prendre en flagrant délit avaient pour minimum de peine le poignet droit coupé.

A côté de ce commerce, il ne faut pas omettre une source encore plus criminelle de profits pour les djiberti : c’est le vol d’enfans ou d’adolescens, ce que les Anglais appellent kidnapping, expression originale sans analogue dans les autres langues européennes. On a partout, même dans l’Europe civilisée, des vols d’enfans ; mais ce sont là des crimes isolés, tandis que dans l’Afrique orientale ils constituent un appoint considérable à la traite. La pratique la plus usuelle des kidnappers consiste à s’embusquer près des villages et à guetter les enfans qui viennent puiser de l’eau ou chercher du bois mort. Les victimes de ces infâmes surprises sont emportées au galop jusqu’à la caravane qui campe dans les environs, et qui s’empresse de détaler et de quitter le district pour ne pas être atteinte par la population indignée. Le manque absolu de solidarité entre les divers petits états des Gallas permet aux bandits de se trouver