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à se fonder et à se perpétuer, il faut que les langues-mères ne diffèrent pas trop. Les mots arabes, turcs, romans, se joignant sur les bords de la Méditerranée, n’ont pu produire que ce jargon qui s’appelle la langue franke. Au contraire la langue romane des conquérans normands a pu s’unir à l’anglo-saxon, et l’anglais en est résulté. L’union est intime à ce point que sur les 43,566 mots que contient le dictionnaire anglais, il en est 29,853 classiques et 13,230 teutoniques. Le reste vient de sources diverses. Il faut remarquer toutefois que les mots s’unissent, mais que la grammaire varie peu, et que le type persiste. Si des unions impossibles sont tentées, la langue la plus pure et la plus ancienne résiste, et les mots nouveaux disparaissent peu à peu. Si quelque raison particulière, un croisement constant par exemple, retient ces mots dans le langage usuel, la langue disparaît peu à peu, comme il arriverait de deux races d’animaux que l’on voudrait indéfiniment croiser en dépit de la nature. Si l’on ne persiste pas dans le croisement, la race la plus pure domine bientôt, et toute trace de bâtardise disparaît. Des races bien choisies et heureusement croisées se perpétuent au contraire, et les descendans sont plus vigoureux et plus féconds. Les langues se régénèrent aussi et se perpétuent en s’unissant continuellement à des dialectes de même race, car c’est dans les dialectes que se manifeste la vie réelle, la vie élémentaire du langage. Les dialectes, dit M. Muller, ne sont point des canaux dérivés de la langue littéraire, ce sont des sources jaillissantes où elle puise[1]. Un idiome est-il arraché du sol natal, est-il éloigné des dialectes qui le nourrissent, la croissance en est immédiatement arrêtée, tandis que la langue d’Homère résulte du mélange de l’ionique et de l’attique, celle de Virgile de l’ombrien et de l’osque, celle de La Fontaine du vieux et du nouveau français. Enfin, en vieillissant, les langues comme les races s’épuisent, la puissance de création, d’union, de modification, disparaît, et elles laissent le premier rang dans la littérature à un idiome jusque-là obscur ou ignoré, comme les peuples le font pour les peuples, et tous les êtres de l’ancien monde pour des êtres nouveaux. La littérature nouvelle qui surgit alors semble devoir son existence aux conquêtes et aux révolutions, tandis que les événemens historiques l’ont seulement développée et l’ont, mise au grand jour.


V

Nous avons plus exposé que jugé la théorie de M. Edgar Quinet. On se laisse volontiers séduire par ces aperçus ingénieux, ces

  1. La Science du langage, cours professé à l’institution royale de la Grande-Bretagne par M. Max Müller, traduit de l’anglais, in-8o. Paris 1864.