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de toutes les autres, que c’est une terrible épreuve pour la nature humaine de se voir d’un moment à l’autre en possession d’un pouvoir prépondérant. Voilà pourquoi je pense que nous n’avons pas fait trop peu dans la voie de l’affranchissement. Et si l’on prétend au contraire que nous avons fait trop, voici ma réponse : je ne désespère pas que ceux-là mêmes qui étaient opposés en principe à toute extension du droit de suffrage dans les couches populaires ne finissent par se réconcilier avec une mesure qui peut n’avoir pas leur approbation, mais qui du moins règle pour longtemps une question grave, complexe, difficile… Je les prie de considérer que la liberté est une bonne chose non-seulement à cause de ses fruits, mais en elle-même, et quand à propos de la législation anglaise on nous dit que les affaires sont ménagées plus économiquement et plus habilement dans d’autres pays, nous répondons : Oui, mais ici elles sont menées librement, et la liberté, le libre exercice du devoir politique, recèlent une immense puissance de discipline et d’éducation pour un peuple. » Ces sages paroles échouèrent contre un parti-pris invincible. Dès le 13 mars, deux membres du parti libéral, MM. Hornsman et Lowe, qui avaient occupé des postes subalternes dans le dernier cabinet de lord Palmerston, mécontens, dit-on, d’avoir été négligés par le nouveau ministère, donnèrent le signal de la défection. On sait la réponse foudroyante de M. Bright aux philippiques emportées de M. Lowe. On connaît aussi les péripéties qui suivirent. La première lecture du bill n’avait été autorisée qu’à 27 voix de majorité ; c’était peu : la seconde ne le fut qu’à 3 voix seulement. Dans l’intervalle, lord Grosvenor avait annoncé un amendement, dont l’idée et la rédaction furent attribuées à M. Disraeli, pour demander qu’un nouveau bill sur la répartition des sièges fût joint au premier. Le ministère s’était alors décidé à cette concession ; mais à partir de ce moment conservateurs et adullamites se livrèrent à une guerre d’escarmouches et d’embuscades qui ruina peu à peu le bill et le ministère, multipliant les amendemens, provoquant les diversions, harcelant, émiettant, désorganisant l’une après l’autre toutes les parties du projet. Le bill fut repoussé à 10 voix de majorité le 18 juin, et le ministère donna sa démission le 26.

La victoire ne tarda point, comme on sait, à porter des fruits amers pour les vainqueurs. Deux mois n’étaient pas écoulés, et l’agitation que l’issue de la lutte avait surexcitée au lieu de la calmer, les démonstrations de la ligue de réforme sous la conduite de M. Edmond Beales, la fermentation du peuple de Londres augmentée par la prétention qu’éleva mal à propos l’autorité d’interdire aux meetings les parcs royaux, étaient au nouveau ministère l’espérance d’enterrer encore une fois la question, comme il s’en était flatté. M. Disraeli dut subir l’honneur inattendu de réaliser la réforme ; il se