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I

La tactique navale et les évolutions figuraient au premier rang parmi les instructions du ministre de la marine ; il demandait que les divers systèmes qui lui avaient été proposés fussent mis à l’essai non par des bâtimens de flottille, mais par les frégates cuirassées réunies dans la Méditerranée. Aucune question n’est plus grave et ne divise davantage les marins ; les uns voudraient renchérir sur des prescriptions déjà très compliquées, d’autres conseillent de revenir à plus de simplicité, et de compter sur les hommes plus que sur les règles. Le vice-amiral Jurien de La Gravière est parmi ces derniers ; il a pour lui les grands capitaines qui se sont illustrés sur la mer. Dans le début, les grandes marines laissaient pour ainsi dire carte blanche aux chefs investis du commandement ; des armées de quatre-vingts vaisseaux naviguaient dans la Manche et dans la Mer du Nord avec un très petit nombre de signaux, et ces signaux se faisaient à l’aide d’un seul pavillon hissé en tête d’un mât ou au bout d’une vergue. La position du pavillon modifiait le sens du signal, et le nombre des combinaisons était nécessairement fort limité. Pour disputer le vent à l’ennemi, on agissait de même ; cet avantage une fois acquis, l’amiral engageait le combat en laissant son bâtiment arriver le premier ; les autres suivaient ce mouvement et se portaient à l’appui. Il en fut autrement le jour où le vocabulaire des signaux devint une véritable langue ; la tactique navale perdit en simplicité et devint une science. Alors aux actions à outrance succéda une stratégie plus habile, mais moins concluante et moins expéditive. Chacun ménagea ses vaisseaux, forma des lignes difficiles à rompre, et se prépara des moyens de retraite en cas de désastre. Que de précautions pour qu’aucune partie de la force navale ne fût souventée ! Avec quel soin on maintenait un ordre invariable de bataille pour éviter ces mêlées où nationaux et alliés sont exposés à tirer les uns sur les autres !

Nul doute qu’il n’y eût dans tout cela un obstacle à l’énergie de l’action, et il n’est pas étonnant que des hommes du caractère de Nelson se soient mis au-dessus des servitudes de la tactique. Cependant, avec la voile, cette tactique, en liant autant que possible les parties d’une escadre ou d’une flotte, était un préservatif contre des désastres trop profonds ; elle empêchait qu’une défaite ne se changeât en déroute. Dans les incertitudes de la marche et avec les différences de vitesse, il était bon qu’un ordre rigoureux fût assigné à des bâtimens allant de conserve, et qu’à l’heure de l’engagement chacun d’eux connût d’une manière précise le poste qu’il devait occuper. L’excès seul était à reprendre : même pour la voile, on