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placidité d’un philosophe, et son horizon était infiniment plus vaste. Tocqueville et Lewis se connaissaient, et professaient l’un pour l’autre une haute estime ; ils avaient beaucoup d’amis communs, M. Senior, M. Grote, M. de Beaumont, Mme Austin. « Je ne crois pas, écrit Lewis à l’un d’eux, que Tocqueville sut un mot de grec, et même, quant au latin, il en savait probablement ce que tous les catholiques en apprennent, pas davantage. Il ne connaissait pas la littérature ancienne, et n’avait aucun goût pour elle. Son esprit était exclusivement formé sur des modernes. » C’est bien cela : Tocqueville ne savait pas de grec, il ne connaissait ni n’appréciait la littérature ancienne ; on l’a trop oublié lorsqu’on l’a comparé à Montesquieu, qui, lui, adorait et connaissait l’antiquité, qui en avait l’étendue et le sourire. Cette grande école de spéculation indépendante, ce commerce des païens qui affranchit, élargit et rassérène la pensée, Tocqueville, pur produit du catholicisme, y était étranger. Lewis y avait été nourri. Comme helléniste, il eût fait honneur à la plus savante université. Quant aux modernes, nul doute qu’il n’en connût un plus grand nombre et qu’il ne les connût mieux que Tocqueville ; de plus le vaste champ de la spéculation et de l’érudition antique lui était familier, sans que son intelligence eût cessé pour cela d’être d’un moule entièrement moderne.

George Cornewal Lewis était d’une famille du Radnorshire, qui paraît dans l’histoire au commencement du XVe siècle, et dont les chefs ont presque constamment rempli d’importantes fonctions ; elle a donné plusieurs sheriffs au comté et plusieurs députés au parlement. Thomas Frankland Lewis siégea pendant plus de trente ans à la chambre des communes, remplit divers emplois, et fut élevé en 1846 au rang de baronnet. Son fils George, qui a continué cette tradition, était né en 1806. Il fit de brillantes études à Eton et à Oxford, où il prit en 1828 le grade de bachelier. La première lettre du recueil qu’on vient de publier, écrite d’Eton à sa mère à l’âge de douze ans, doit être placée pour l’étonnante maturité à côté d’une lettre connue de Benjamin Constant, écrite à peu près au même âge. Les livres qu’il aimait le mieux dans son enfance étaient les Mille et une Nuits et deux traductions du portugais, Amadis de Gaule et Palmerin d’Angleterre. Le goût de la chevalerie lui passa, mais il garda l’amour des contes arabes ; c’était la seule production de la littérature orientale qu’il trouvât supportable. Il eut de bonne heure une préférence marquée pour la littérature et les langues anciennes. Il pouvait déjà passer pour un savant lorsqu’il fut reçu avocat par la société de Middle Temple en 1831. Il écrivait de fréquens articles dans divers recueils, le Classicum Museum, le Museum criticum, le Foreign quarterly Review de Black et Young. À peine avait-il débuté dans l’exercice de sa profession que la