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ministre, il n’a jamais occupé le poste le plus en vue, celui auquel s’attache la responsabilité d’une politique. En outre ses ouvrages, dont quelques-uns roulent sur des sujets d’un intérêt général et humain, n’ont point les genres de mérites qui attirent la foule. Il y a pour les écrivains qui traitent de matières sérieuses deux moyens d’arriver à la popularité : un système qui rompt bruyamment avec les habitudes de l’opinion, ou bien l’agrément de la forme. Lewis était trop exigeant en fait de preuves pour s’éblouir lui-même par ses propres paradoxes, et trop sincère pour hasarder une opinion retentissante. Et, quant à la forme, comme ceux qui trouvent dans le plaisir de chercher et dans l’exactitude un attrait suffisant pour eux, il n’a pas pensé à plaire aux autres. Ses livres, d’allure sévère, de physionomie quelquefois un peu rébarbative, n’allèchent pas les lecteurs.

La considération qu’il devait à ses lumières, à sa haute intelligence et à son caractère, grande pendant sa vie, a pu s’étendre et s’affermir après sa mort ; elle ne l’a conduit qu’au seuil de la popularité. Or il y a, même dans le public instruit et qui lit, beaucoup de gens qui vont aux écrivains que la popularité leur désigne, et à ceux-là seulement. Ils laissent respectueusement de côté tous les autres. C’est une perte pour la pensée, que ces écrivains estimés et délaissés eussent enrichie, pour la littérature courante, qui profiterait largement de leurs connaissances et de leurs profonds aperçus. Le travail de ces écrivains austères n’est pas perdu ; mais c’est un capital dormant, et la critique ne saurait avoir de meilleur service à rendre que d’essayer de le mettre en valeur.

Un volume de lettres récemment publié me fournit l’occasion de consacrer quelques pages à l’homme, qui fut peut-être l’Anglais le plus savant de son temps. Ce, n’est pas une correspondance complète, ou n’y trouve pas ces confidences intimes, l’écho de ces émotions qui prêtent aux correspondances de femmes ou de poètes un charme si grand. On en voit, assez pour reconnaître que George Lewis, sans être froid, n’était pas une nature passionnée. Il était tranquille par tempérament et par réflexion ; personne ne fut plus éloigné que lui de jouer avec son cœur, comme on joue d’un instrument harmonieux. La vie intellectuelle dominait chez lui ; mais les lettres de savans et d’hommes politiques, écrites sans aucune préoccupation de ce tiers incommode qu’on appelle le public, ont aussi leur intérêt : elles donnent souvent la première et la meilleure version de leur pensée. Celle-ci se produit à nu, dans sa fraîcheur native, avant que les exigences du livre ou les convenances du discours en aient abattu les vives arêtes, l’aient noyée dans les développemens et les atténuations. Une phrase résume tout un livre, contient sur un homme ou sur une situation le mot qu’on ne dira