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vous vient aux lèvres quand vous avez pendant toute une soirée étudié la physionomie de cette admirable artiste.

Tout à l’heure, en nous occupant de M. de Flotow, la mémoire nous revenait d’un musicien qui fut son ami et lui ressemblait par plus d’un trait, de cet Albert Grisar, mort en laissant à l’auteur de Martha le soin de terminer une partition de Riquet à la houppe. Albert Grisar, sur lequel M. Arthur Pougin vient d’écrire tout un volume[1], n’avait rien de ce qui d’ordinaire tente les biographes ; son existence fut ce qu’on peut imaginer de plus tristement bourgeois, et, d’autre part, je défie l’amateur d’esthétique le plus convaincu, le plus disert, de trouver en pareil sujet matière à théorie, je ne vois pas quelles idées on pourrait bien remuer à propos de Gilles ravisseur ou de Monsieur Pantalon, des Amours du diable ou du Chien du jardinier. Ce qu’on peut dire de cela, c’est que c’est un art aimable, ingénieux, plein d’entrain, de malice et d’esprit, guilleret et point graveleux ; mais quand vous avez ainsi parlé, vous avez rempli tout le devoir de la critique, et c’est vraiment trop de cérémonie que de vouloir appliquer à ces sortes de choses les procédés de discussion dont on userait envers Mozart et Beethoven. On ne commente pas un vaudeville, on s’en amuse quand on peut, et tout est dit. L’auteur de ce livre a des qualités d’observation, ce qu’il écrit, porte la marque d’une nature cultivée, et vous reconnaissez en le lisant que vous n’avez point affaire à l’un de ces musiciens éconduits qui, faute de mieux, s’improvisent littérateurs. Une fois lancé dans ce joli volume, vous allez jusqu’au bout, alléché que vous êtes et par les agrémens typographiques où le bibliophile se trahit, et par les curiosités souvent puériles du dilettante. Cela finit par vous intéresser de regarder comme on s’y prend pour couper de la sorte un cheveu en quatre, et le sourire vous gagne en, voyant tant de zèle et de généreuse conviction se dépenser en minuties, comme quand, à propos des Laveuses du couvent, l’auteur s’écrie : « Ce n’est point une romance dans la véritable acception du mot, et l’on se demande pourquoi les auteurs ne l’ont point qualifiée de ballade. »

M. Arthur Pougin a beau s’évertuer à vouloir rendre son héros sympathique ; il n’y parvient pas ; j’ajoute même qu’un ennemi, pour nuire à la mémoire d’Albert Grisar, n’aurait rien inventé de mieux que certaines de ses propres lettres publiées là con amore. On est frappé, en lisant cette correspondance, du manque absolu d’élévation : jamais un bon mouvement, pas une idée, l’Italie ne lui inspire aucun élan ; il est à Rome, et ne voit et n’entend que lui-même : « Je pars pour Albano ; mais avant je veux vous dire combien je suis content de Gilles ravisseur : cela est supérieur à l’Eau merveilleuse, comme main, comme verve et comme suite ; c’est tout d’une haleine. Mon cher ami, je crois que vous serez

  1. Albert Grisar, étude artistique par Arthur Pougin, 4 vol. in-18 ; Hachette.