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dernières années. Chez nous, le principal mérite de ces recherches statistiques appartient au docteur Chenu, qui a courageusement rempli le devoir d’un bon citoyen. Ses publications ont justement obtenu la faveur publique et les récompenses de l’Académie des Sciences. On a eu ainsi des révélations navrantes, irrécusables. On sait maintenant, à n’en pas douter, que, pour un homme tué ou blessé à mort dans les combats, il y en a trois, quatre, dix quelquefois, qui périssent pour d’autres causes. Des hommes éminens dans l’art médical, les médecins en chef de nos armées eux-mêmes, ayant scruté les faits à la lumière de leur savoir et sous l’inspiration de leur patriotisme, ces causes ont été reconnues en détail, et les moyens à y opposer ont été expressément signalés.

Ainsi un champ nouveau s’ouvre à la sollicitude des gouvernemens, à leurs obligations envers les peuples. Il devient possible d’épargner la moitié, les deux tiers peut-être des victimes humaines que la guerre dévore. La science en fournit les moyens positifs, certains, incontestables ; il ne s’agit plus que de vouloir.

Dans l’ordre chronologique, la première des grandes guerres qu’on rencontre pendant l’espace des vingt dernières années est celle de Crimée. Parmi les cinq puissances belligérantes (la France, l’Angleterre, la Turquie et le Piémont d’un côté, la Russie de l’autre), il en est une, la Turquie, que nous laisserons à part, parce que les procédés de la statistique n’ont pas encore pénétré chez elle. La France a perdu 95,615 hommes sur un peu plus de 300,000 ; là-dessus 75,000 ont péri du choléra, du scorbut, de la pourriture d’hôpital et du typhus. L’armée piémontaise, composée de 12,000 hommes, a très peu coopéré aux travaux du siège, l’occasion lui en ayant manqué, car, selon le docteur Chenu, elle n’aurait eu que 12 tués dans le combat et 16 morts à la suite de blessures, total 28 dus à la guerre ; elle a perdu en tout 2,200 hommes au moins et plus probablement 2,500. Dans les rangs de l’armée russe, 30,000 hommes ont été détruits par le fer ou le feu, et 600,000 sont morts de blessures ou de maladies. Les blessures probablement ne forment pas plus du vingtième de ce total ; comptons-en plus, admettons 50,000. Il reste ainsi 550,000 décès à mettre au compte des maladies où des fatigues des marches forcées indéfiniment prolongées sur de mauvaises routes, dans une mauvaise saison, contre 80,000, qui doivent être attribués à la guerre proprement dite. L’armée anglaise est celle dont les pertes ont été les moindres ; cependant, sur 97,864 hommes, elle en a perdu 22,182, dont 4,600 seulement par le fer ou le feu. de l’ennemi ; mais au sujet de l’armée anglaise il y a lieu de remarquer que la destruction par la maladie a été fort inégalement répartie sur les diverses