Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sélection pour transformer les races. Bêtes et gens jouissent de la même liberté, et s’en arrangent tant bien que mal. Quoique le bœuf choisisse les herbes avec plus de soin que le cheval, il est obligé, lorsque l’année est sèche, de se contenter d’une assez chétive nourriture. Les gulyás doivent être, comme les csikós, insensibles à l’abondante rosée du matin, aux vents brûlans des steppes, aux tempêtes qui descendent des Karpathes, aux pluies qui tombent soudainement du ciel comme un torrent. Ils vivent dans d’étroites cabanes coniques, faites avec les grands roseaux des marécages, où ils se réfugient la nuit et quand l’hiver est rude, quand « l’hiver glacé — est venu de Pologne[1], » quand « souffle un vent glacial — qui gèle jusqu’à l’âme » (12 degrés de froid dans les marécages sont un fait commun). Comme les gauchos des pampas, ils aiment la viande de bœuf ; mais ce bœuf, au lieu d’être conservé en lanières séchées, est coupé en petits morceaux et assaisonné avec les oignons et le paprika (piment rouge), remède souverain contre la maladie appelée csömör (manque d’appétit), qu’un théologien allemand du moyen âge attribuait au diable. Quoique le gulyás-hus soit un mets national, que tout magnat patriote se garde bien de dédaigner, on ne saurait conseiller à un Occidental d’essayer d’un plat qui lui mettrait le palais en feu. L’hiver, on se rapproché des bois, des villages, de quelque csárda, et les troupeaux se contentent d’un enclos découvert ; mais, n’ayant à l’approche de la mauvaise saison aucun abri contre l’humidité, le froid et les tempêtes, ils sont exposés parfois à de graves accidens qui en une seule nuit peuvent en faire périr un grand nombre. Quand février arrive, les vaches vêlent sous le ciel inclément, et les veaux s’élancent joyeux sur un blanc tapis de neige. Dans cette existence aussi rude pour l’homme que pour l’animal, il s’établit entre eux une sorte d’intimité telle que l’accord qui existe entre l’Arabe errant au désert et son noble coursier. Les troupeaux connaissent le bouvier, et lui témoignent la confiance que mérite réellement le brave gardien dont la hache les protège contre les loups ; qu’un étranger paraisse, ils montrent assez qu’ils sont naturellement défians et farouches. Or cette défiance peut se trahir aisément en actes d’hostilité redoutables chez des animaux armés de cornes longues de trois à quatre pieds, et qui sont habitués à s’en servir dans leurs rixes fréquentes avec une telle violence qu’on craint parfois, en entendant craquer leurs crânes épais, de les voir voler en éclats. On a remarqué que le gulyás prend quelque chose de leur rudesse, et un savant français, Beudant, qui visita la Hongrie en 1818, trouvait les bouviers hongrois o aussi sauvages que les animaux avec

  1. Le vent glacial de l’est souffle des steppes asiatiques sur l’Europe orientale.