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Déjà les poètes qui avaient tracé les lignes de la vieille épopée manquaient à la Hongrie, et Mohács n’a pas, comme le Kossovo des Serbes, exalté l’imagination populaire des Magyars. La verve poétique se glace à l’époque où les « jongleurs » sont moins appréciés que les moines rédacteurs de sèches chroniques. Au temps où florissaient les hegedös, ils étaient aussi indispensables dans les manoirs des seigneurs qu’à la cour des souverains. Ce sont eux qui ont construit la tradition des rois qui commençait avec saint Etienne et qui finissait avec Béla II. La jeunesse de ce temps puisait ses connaissances historiques dans leurs chroniques rimées. Cependant, outre que les hegedös n’étaient pas pressés de faire connaître par l’écriture une poésie qu’ils regardaient comme le patrimoine de leur corporation, les luttes acharnées dont la Hongrie fut le théâtre, les malheurs du pays, étaient bien de nature à en compromettre l’existence. Enfin le goût des écrivains qui ont connu ces œuvres de la muse populaire ne leur permettait guère de les conserver dans leur forme primitive. Ainsi Pierre Ilosvai, qui a connu une des plus célèbres chansons romantiques, la chanson de Toldi (Histoire de Nicolas Toldi, 1574) dans la forme du XIVe siècle, l’a déplorablement gâtée, et Tinodi a cédé au même travers dans ses ouvrages.

Au-dessus de la grande porte d’Albe-Royale, on montre les traces des boulets de canon que Toldi, l’Hercule des Magyars, a lancés à travers le Danube. Au commencement du siècle, on voyait encore à la porte de Vienne de la forteresse de Bude les reliques dont fait mention le poème d’Ilosvai (1746). « Si, cher lecteur, ce qua j’ai écrit ici — te semblait incroyable, s’il te restait le moindre doute, — si mon récit te paraissait un songe, — comme si les faits relatifs à la vie de Toldi ne pouvaient être si sérieux, — regarde à la forteresse de Bude la porte de Vienne, — la lourde hache d’armes, tu la verras encore maintenant, — à côté pendent jusqu’à présent le bouclier, — les pierres de 20 livres qu’il jeta dans la bataille, — la lance du guerrier conquérant, l’instrument aigu[1], — et son éperon qu’un jour il portait à sa botte. » Comme le fils de Zeus, Toldi a été insensiblement transformé en personnage plus ou moins historique. Pour Ilosvai, il a contribué à la gloire de la mémorable époque qui coïncide avec la fondation de la dynastie française (Charles-Robert et Louis le Grand). Pour Paul Ráday, Nógrád est le berceau du héros, et il a figuré dans les rangs des braves qui, sous la conduite des princes roumains, firent reculer l’islamisme ; mais les détails minutieux, pas plus que les reliques, n’ont malheureusement de prise sur la critique contemporaine. Malgré le

  1. Outre l’énorme étrier en fer, on offrait à l’admiration le lourd fer de charrue que Toldi perça de sa dague.