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inspiré à tous ses disciples la plus vive admiration pour les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome. Matthias, en relations intimes avec les lettrés italiens, comme la dynastie française l’était avec l’université de Paris, partageait le noble enthousiasme de ses contemporains. Passionné pour la littérature antique, le fondateur de l’université de Presbourg et de la célèbre bibliothèque de Bude ne tomba jamais dans le travers commun chez les érudits de la renaissance, et il rendait pleine justice aux inspirations de la muse populaire. Un de ses historiens rapporte qu’il ne se mettait jamais à table sans avoir dans la salle du festin des jongleurs aimés de la guitare magyare (kobza), dont les sons ravissaient les Arpádiens[1]. Turóci, chroniqueur du temps, dit que sous le règne de Matthias on composa de nouveaux chants, tant ce genre de littérature conservait sa vogue.

L’élection de Matthias est célébrée par la poésie comme la plus heureuse et la plus chrétienne des inspirations : « Maintenant Matthias a été placé — par tout ce royaume sur son trône, — parce que celui-là, Dieu nous l’a donné — du ciel pour notre défense. — C’est pourquoi nous l’avons aussi élu, — afin que par là nous puissions honorer Dieu — et ajouter éternellement : Amen ! » Cet instinct populaire fut tellement justifié que la poésie du peuplé pleure le roi juste comme elle pleure saint Etienne et saint Ladislas.

L’avènement des Jagellons de Bohême vient apporter un triste contraste aux succès dont nous avons esquissé le tableau. La Serbie avait déjà eu son Kossovo, chanté si souvent par les poètes serbes, et le jour du grand désastre allait aussi sonner pour les Magyars et amener la ruine du royaume de saint Etienne. Mohács « teint au sang des héros » n’est pas pour les chrétiens du Danube un nom moins funeste que celui de Kossovo, parce que cette fatale journée abattit devant les Ottomans le dernier boulevard de la société européenne, en creusant les « tombeaux qui renferment les grandeurs » du pays :


« Mondes ! Mohács ! vieille plaine couverte de sang ! — champ de tristesse de la Hongrie, — terre cruelle ! le sang de ton peuple précieux, — tu l’as bu, et absorbé sa grande gloire ! — quand je pense à toi, — je pleure des larmes de fureur, une douleur paralyse mon cœur — d’une façon que je ne peux exprimer.

« Noble patrie, Pannonie fleurie ! — jadis rempart de l’Europe, — dix royaumes s’inclinaient devant tes armoiries, — et la moitié du monde

  1. Voir la chronique de Galeoti sur les paroles et gestes du roi Matthias, ch. XVII. On chantait peu de poésies amoureuses, et on célébrait surtout quelque « haut fait » des combats livrés aux Turcs.