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Comment M. Taine peut-il donc soutenir qu’il n’y a pas d’idées générales, que ce ne sont que des mots, ou, si l’on veut, de simples tendances, dont le mot est la réalisation finale ? Il faut qu’il y ait ici, entre lui et les partisans du sens commun, un véritable malentendu, car nul, nous l’avons déjà fait remarquer, n’a plus insisté que l’auteur sur les merveilleuses vertus de cette opération qui nous donne les idées générales. En tout cas, nous approuvons si peu sa formule que nous croyons qu’il faut juste en prendre le contre-pied pour être dans la vérité des choses. Non-seulement l’idée générale est une idée, une idée qui a son objet net et précis, si net et si précis que seul il est susceptible d’une rigoureuse définition ; mais il est vrai, absolument vrai, que c’est le seul acte de l’esprit auquel on puisse appliquer ce nom. Ni la perception ni l’image n’est une idée dans le sens propre du mot, M. Taine en conviendra avec nous. Ce qui seul mérite ce nom, c’est l’acte intellectuel par lequel nous pensons véritablement la réalité, au lieu de la sentir et de l’imaginer simplement. S’il en est ainsi, le mot de tendance est bien impropre, appliqué au seul acte de l’esprit qui ait un objet définissable.

Voici encore un exemple de la même disposition de M. Taine à forcer l’expression de sa pensée de manière à convertir une observation juste ou une analyse exacte en un paradoxe contestable. Sur la théorie de la perception externe, l’auteur arrive à cette conclusion étrange, au moins en apparence, qu’au lieu de définir l’hallucination une perception fausse, il faut définir la perception une hallucination vraie. Frappé avec juste raison de ce phénomène propre à certaines maladies ou folies délirantes, M. Taine recherche comment il se fait que l’esprit puisse percevoir l’image d’un objet qui n’existe pas. Il reprend alors, avec le secours de l’expérience physiologique, l’analyse du phénomène de la perception ordinaire ; il fait voir que l’impression des objets ne suffit pas pour produire ce qu’on appelle une perception, qu’il faut pour cela que cette impression se soit convertie en une image dans les centres nerveux, et particulièrement dans celui qu’on appelle l’organe cérébral : d’où la conséquence que le fait constitutif de la perception est cette image, quelle qu’en soit d’ailleurs l’origine, soit une impression réelle des objets sur les organes, soit un état pathologique ou physiologique quelconque. Toute perception commence par une sensation hallucinatoire, et ne devient une perception véritable, correspondant à un objet réel, que par une espèce d’induction. Si l’on voulait exprimer cette théorie par une distinction familière à la philosophie écossaise, on dirait que l’hallucination proprement dite est la perception primitive, tandis que la perception vraie n’est qu’une perception acquise, comme toutes celles qui nous viennent par un raisonnement