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n’expriment pas toujours tout l’objet parce que le discours ne le demande pas, ils en expriment encore une partie, tel côté, tel trait essentiel, tel caractère abstrait, de sorte que la substitution du mot à la chose dont il s’agit n’est jamais si complète que l’esprit puisse ainsi remplacer l’intuition de l’objet par une espèce d’opération mécanique dont la pensée serait absente. La formule de M. Taine nous paraît dépasser la vérité de son analyse.

N’en faut-il pas dire autant d’une autre théorie sur les idées générales intimement liée à la première et à laquelle l’auteur a donné une formule encore plus paradoxale ? Que se forme-t-il dans notre esprit à la suite de l’opération qui nous donne ce qu’on est convenu d’appeler une idée générale ? Un mot, rien de plus, dit M. Taine. Si ce nominalisme signifiait simplement que l’idée générale ne répond à aucune réalité véritable, ce ne serait point un paradoxe. En ce sens, qui n’est plus ou moins nominaliste dans la philosophie moderne depuis que le monde des intelligibles a été ramené par l’analyse à un système de concepts purement intellectuels ? M. Taine semble de cet avis quand on le voit insister, comme il le fait, sur la nature propre de l’idée mise en regard de la simple image. « Entre l’image vague et mobile suggérée par le nom et l’extrait précis et fixe noté par le nom, il y a un abîme[1]. » Ainsi une figure compliquée, qui, comme le polygone à mille côtés, ne peut être saisie même d’une manière confuse par l’imagination, est l’objet d’une conception très nette et très précise par l’intelligence. A vrai dire, l’acte intellectuel qu’on appelle pensée, et qui distingue essentiellement l’intelligence de l’homme de celle de la bête, ne se manifeste que dans l’idée pure ; sentir, percevoir, imaginer, se souvenir, associer des sensations ou des images, rien de tout cela n’est penser. Nul n’est plus convaincu que M. Taine de la haute supériorité de l’idée sur les autres phénomènes de conscience, et de la fonction capitale qu’elle remplit dans le jeu des facultés humaines ; mais en quoi consiste ce genre de conception propre, à la pensée humaine, et qu’y a-t-il en moi lorsque, par le moyen d’un nom général que j’entends, je perçois une qualité commune à plusieurs individus, une chose générale, enfin un caractère abstrait ? Il n’y a pas d’idée proprement dite dans l’esprit selon M. Taine, et c’est pour cela qu’il ne cesse de répéter la formule nominaliste : l’idée générale n’est qu’un mot. Seulement il est trop analyste pour verser dans l’ornière du nominalisme. S’il n’y a pas d’idée sous le nom commun, il y a quelque chose. Quoi donc ? Une simple tendance. « Le lecteur voit maintenant comment nous pensons une qualité générale ; quand nous avons

  1. T. Ier p. 28.