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Pensée humaine. Et cela est vrai non-seulement des noms communs qui répondent à certains caractères abstraits des choses, mais encore aux noms propres eux-mêmes, qui répondent à des réalités concrètes et individuelles. Quand on dit l’arbre, le livre, la patrie, l’abstraction est manifeste, et la fonction essentielle du mot ressort clairement ; mais si l’on prononce dans le discours les noms d’Alexandre, de César, de Napoléon, il est bien rare qu’on ait besoin, pour le développement de la pensée, de toute la compréhension du mot, il suffit le plus souvent de réveiller dans l’esprit de l’auditeur ou du lecteur certains traits caractéristiques qui résument la nature ou la vie de ces individualités. En ce sens, on peut dire que les noms propres sont comme les cadres où l’esprit, dans la mesure nécessaire, puise les éléments dont il a immédiatement besoin, laissant le reste pour un usage ultérieur, tandis que les noms communs peuvent être considérés comme de vrais équivalons, quant à leur valeur compréhensive, des extraits de la réalité concrète.

Cela convenu, est-ce à dire que le signe soit devenu un véritable substitut de l’idée dans Te sens absolu du mot, ainsi que le prétend M. Taine ? C’est une formule qu’il est difficile d’accepter entièrement. Quelque usage que l’esprit fasse du mot, c’est toujours un signe, qui par conséquent ne va jamais sans un acte de l’intelligence. Alors même qu’il se sert des termes les plus abstraits, l’esprit humain ne cesse point de penser, c’est-à-dire de regarder son objet. Il ne juge, ne raisonne, ne discourt et ne discute qu’autant qu’il voit les choses elles-mêmes derrière les mots. M. Taine sait bien que les mots n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont pris pour des signes, et qu’on ne peut dire qu’un perroquet parle parce qu’il articule des sons. Qu’avec l’habitude de se servir de termes abstraits, l’esprit ne s’occupe ni des objets réels qu’il a perçus ni des images concrètes qu’il a conservées, cela est un fait d’expérience intime ; mais alors même il pense encore à quelque chose, et ses mots ont un objet dont il est impossible de les séparer. M. Taine est parti d’une observation juste ; seulement il en a exagéré la portée en allant jusqu’à dire que le mot est un vrai substitut de l’idée. Oui, sans doute le langage est une merveilleuse machine pour le développement de la pensée, à une condition cependant, c’est que l’intelligence soit toujours là pour faire mouvoir la machine. Ici comme ailleurs, M. Taine nous semble trop oublier le moteur, l’esprit agissant, et croire que, dans le mouvement de l’activité intellectuelle, tout se réduit à des successions, à des associations qui vont absolument d’elles-mêmes, abandonnées à leur cours naturel et nécessaire. L’esprit n’est jamais dispensé d’agir, quelque secours que lui prête le langage. Si les noms communs et même les noms propres