Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après la chute du ministère Derby, qu’ils ont renoncé enfin à l’espoir de regagner le terrain perdu. Les amis de Robert Peel étaient détachés du gros du parti conservateur sans avoir néanmoins passé au parti libéral. Pendant les six années qu’il fut assis à côté d’eux sur les bancs de l’opposition, M. Gladstone se chargea plusieurs fois de répondre aux diatribes ardentes et aux lamentations calculées des protectionistes. Il donna son appui indépendant au gouvernement dans toutes les questions qui touchaient à la liberté commerciale. Le rappel de l’acte de navigation proposé en 1848 par lord John Russell, et qui passa l’année suivante après les plus vives résistances, était une de ces questions. Cet acte, auquel l’Angleterre attribue à bon droit sa suprématie commerciale et sa souveraineté sur les mers, rencontra d’ardens défenseurs ; ils ne s’apercevaient pas que le plus grand des bienfaits dus à l’acte de navigation était précisément d’avoir mis l’Angleterre en état de conserver et d’étendre par la liberté ce qu’elle avait gagné sous le régime de la protection. M. Gladstone prit une part très active aux débats. En discutant avec sévérité les détails de la mesure, en avouant qu’il l’eût voulue moins brusque et moins radicale, entourée de plus de ménagemens pour les intérêts qu’elle atteignait, en demandant des modifications, il applaudit à la pensée générale du projet, et il alla jusqu’à dire qu’en définitive il préférait le plan du gouvernement, même sans modification, au système en vigueur ; il se refusa de plus, en dépit des instances du parti conservateur, à présenter lui-même son plan, persuadé que ce parti n’avait nullement l’intention de le soutenir jusqu’au bout, et ne voulait qu’y trouver un moyen de tenir en échec le projet du gouvernement. Les conservateurs avaient persisté jusqu’alors à faire fond sur M. Gladstone, quelques graves dissidences qu’il y eût entre eux et le groupe auquel il appartenait. Dès ce moment, les plus pénétrans présagèrent une complète séparation, et M. Disraeli s’empressa de se faire l’interprète de ces alarmes en déclarant ne rien comprendre à la conduite de M. Gladstone.

Il n’y a plus aujourd’hui de rivalité personnelle entre M. Disraeli et M. Gladstone, ou du moins cette rivalité, si elle subsiste encore, se confond désormais avec l’antagonisme naturel des partis dont ils sont les chefs ; mais elle a duré longtemps, et elle était, qu’on me passe le mot, préétablie par la supériorité de leurs talens, par l’égalité de leurs ambitions, par la ressemblance de leurs origines, par la précocité de leurs succès au sein du même parti, et plus encore par la secrète opposition de leur caractère et de leurs idées. Sortis l’un et l’autre de la classe moyenne, joignant au même degré l’énergie de la volonté à l’intelligence, ils sont arrivés à peu d’intervalle, mais dans les genres les plus opposés, à la notoriété littéraire.