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la mort et la gloire ces grandes parties où les vaincus sont des victimes, où les vainqueurs sont des héros… Et si la guerre me manque, je monterai aux tribunes, ces champs de bataille de l’esprit humain, je tâcherai de me munir, quoique tardivement, d’éloquence, cette action parlée qui confond dans Démosthène, dans Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatam, la littérature et la politique, l’homme du discours et l’homme d’état, deux immortalités en une… »

Il parlait ainsi avec cette éternelle abondance que rien n’a jamais pu tarir. On pourrait croire que c’est là un de ces romans refaits après coup par une imagination complaisante pour mettre l’unité et la logique dans une vie ; mais non, ces étranges idées de grandeur en toute chose, Lamartine les portait au plus profond de lui-même et les caressait en secret avant de mettre le pied sur la scène publique ; il les laissait entrevoir dans son discours de réception à l’Académie française, aux premiers jours d’avril 1830, lorsque par un pressentiment mystérieux il décrivait ces sublimes interrègnes où tout change, où « le même homme soulevé par l’instabilité du flot populaire aborde tour à tour les situations les plus diverses, les emplois les plus opposés, » où « la fortune se joue des talens comme des caractères, » où « il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le conseil, des hymnes pour les triomphes… » Cet académicien arrivant de Florence se voyait déjà chef de quelque gouvernement inconnu dans un naufrage public ; « on cherche un homme, son mérite le désigne ; .. l’esprit de cet homme s’élargit, ses talens s’élèvent, ses facultés se multiplient, chaque fardeau lui crée une force, chaque emploi un mérite… » Et pendant son voyage en Orient Lamartine ne se faisait-il pas prédire par lady Esther Stanhope les destinées les plus hautes et les plus éclatantes ? Il serait un de ceux qui réaliseraient la mission de la France dans une Europe finie, il avait du soleil dans la pose de sa tête, toutes les étoiles étaient en harmonie pour le servir… — La poésie, la politique, la guerre, la gloire sous toutes les formes, Mirabeau, Vergniaud, Tacite, César ou Napoléon, tout cela réuni et combiné dans un seul être mortel ! C’était à coup sûr un merveilleux idéal ; seulement il est bien clair que la vie ainsi conçue n’est plus qu’un songe enflammé qui peut être suivi de terribles réveils, que la politique ainsi comprise n’est plus de la politique. C’est encore et toujours de la poésie, et la plus dangereuse des poésies, puisque les affaires humaines ne sont plus qu’un thème livré à une imagination inassouvie, capable sans doute des plus grands élans et malheureusement capable aussi des plus grandes faiblesses.


CHARLES DE MAZADE.