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personnification de cette renaissance qui se préparait au sein d’une société reposée des tempêtes guerrières de l’empire.

Je me figure ce moment unique de 1820, que n’ont jamais oublié ceux qui l’ont vu, et où l’auteur des Méditations faisait timidement son entrée dans les lettres. Ce n’était pas encore le temps où la grande insurrection romantique se déployait avec ses turbulences, avec ses prétentions révolutionnaires, et où l’on s’entendait bien mieux aussi à préparer un succès, à organiser les fanfares autour d’un manifeste ou d’un livre nouveau. En ce premier moment, rien de semblable : Lamartine se présentait, un petit volume à la main ; au frontispice de ce petit volume modestement imprimé, il n’y avait pas même un nom tout d’abord, et depuis l’auteur a raconté d’un trait léger, presque malin, comment il avait été reçu par le plus libéral et le plus intelligent des éditeurs, à qui il était allé demander de publier son petit livre. Cet estimable éditeur, M. Didot, avait jugé du premier coup que ce jeune homme manquait d’étude, qu’il n’avait pas lu suffisamment les maîtres, Delille, Luce de Lancival ou Esménard, et que ses vers ne ressemblaient à rien. Ces vers effectivement ne ressemblaient à rien, ils ne pouvaient se classer dans aucun genre défini. C’était tout simplement la révélation soudaine et imprévue d’une poésie nouvelle. Sans doute l’auteur n’inventait pas tout, il ne puisait pas dans sa seule imagination, et même, — ce qu’on n’a jamais remarqué, — la plus émouvante, la plus pure, la plus immortelle de ses élégies, le Lac, n’était que l’écho rhythmé d’une des plus poétiques lettres du roman de Jean-Jacques, où Saint-Preux, fasciné par tous les souvenirs du passé, raconte une promenade avec Julie sur le lac de Genève. « Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l’air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, rien ne put débarrasser mon cœur de mille réflexions douloureuses. Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours… C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus, ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus… » L’auteur des Méditations avait certainement lu cette page de Rousseau, il avait lu Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, il s’enivrait de Mme de Staël et de Corinne, mais avec des rayons pris un peu partout, ravivés et fondus par sa propre imagination, il faisait en quelque sorte une nouvelle lumière douce, pénétrante, harmonieuse, jaillissant et se répandant sans effort, et ces vers, qui ne ressemblaient à rien, qui s’échappaient