Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontrée sous les traits d’une mère d’élite qui a bercé son adolescence de caresses, qui a eu jusqu’à sa dernière heure le généreux et tendre orgueil du fils qu’elle avait enfanté ; le génie, il l’a reçu en naissant comme une intuition, comme une révélation spontanée ; la gloire, cette gloire soudaine et irrésistible qui éclate sur un nom comme une aube enflammée, il l’a connue. La poésie avec toutes ses puissances de séduction, ce n’était pas encore assez pour lui, il a voulu être orateur, historien, et il l’a été, de même qu’il a été, quand il a voulu, un politique, presque un chef d’état jeté au gouvernail dans l’orage. La popularité, il l’a savourée dans ce qu’elle a de plus exquis et dans ce qu’elle a de plus violent ; il a traîné à sa suite cette clientèle de femmes et de jeunes gens dont il tirait vanité, et il a tenu les multitudes suspendues à ses lèvres. Pendant trente ans enfin, de 1820 à 1850, il a été le grand séducteur du siècle, à qui on aurait craint de marchander l’admiration, le magicien tout-puissant des imaginations et des cœurs, et il ne faisait que retracer sa propre destinée lorsqu’il parlait ainsi de Pétrarque : « Pour les uns il est poésie, pour les autres histoire, pour ceux-ci amour, pour ceux-là politique ; disons-le : sa vie est le roman d’une grande âme. » Un roman, oui sans doute ; une grande âme, soit encore, mais une âme mobile et flottante, sans sûreté jusque dans sa grandeur, jusque dans ses ambitions ; âme d’un homme qui a vécu dans une sorte d’ébriété morale, qui a vu les affaires de ce monde à travers le prisme des illusions, et qui n’a jamais mieux laissé voir en lui le poète, l’homme des décevantes inspirations et des rêves, que lorsqu’il a voulu paraître sur la scène de nos révolutions. Il s’est trop aimé dans tout ce qu’il a fait, dans tout ce qu’il a senti ou pensé ; il a trop joué avec la vie, avec la gloire, avec son génie, avec son siècle, avec toutes les puissances et toutes les séductions de la terre. C’est ce qui a fait peut-être son originalité entre les personnages de son temps, et c’est ce qui l’a perdu, c’est ce qui l’a conduit à cette fin lugubre que nous avons vue à travers des profusions de poésie et de popularité inutile.


I

Un demi-siècle est passé tout plein de révolutions depuis ces belles années d’épanouissement intellectuel qui ont laissé une trace lumineuse dans l’histoire de la France, et où commençait à poindre ce génie appelé à réaliser en lui la plus étrange alliance de la poésie et de la politique, fait pour régner deux fois, comme poète et comme tribun. C’est la première fortune de Lamartine, de se lever en quelque sorte comme un jeune astre au seuil d’une ère nouvelle de l’imagination et de l’esprit, d’apparaître comme la plus séduisante