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d’une puissante armée, que pour avoir une armée il faut du temps et de l’argent, du temps pour former des soldats, de l’argent pour assurer l’efficacité d’une organisation militaire. M. Thiers a parlé ce jour-là en homme d’état uniquement préoccupé d’un intérêt national, agité d’une sorte de pressentiment instinctif, comme s’il entrevoyait dans les événemens des dernières années l’événement toujours possible du lendemain. Il s’est gardé, lui, de voir tout en rose à la veille d’une crise où l’on allait voir tout en noir, et il n’a rien exagéré non plus ; il a montré simplement, avec une invincible clarté, que la rançon des immenses fautes qui ont été commises, c’est ce contingent qu’il faut oser virilement demander à la France pour le soin de sa grandeur, dans l’intérêt même de la paix.

C’est dur, mais c’est nécessaire. De la part de l’illustre orateur qui a élevé cette discussion en l’éclairant, c’était un acte encore plus qu’un discours, et M. Thiers a tenu peut-être d’autant mieux à parler dans une question de patriotisme qu’on avait mis une malséante affectation à remarquer son silence récemment dans une occasion délicate, dans cette affaire de la pétition des princes d’Orléans qui a eu un dénoûment trop facile à prévoir. M. Estancelin a parlé avec une éloquence émue pour les princes exilés ; M. le garde des sceaux a parlé pour la raison d’état, déguisée sous cet euphémisme de la « justice sociale ; » la gauche a trouvé le moyen de se diviser encore un peu plus qu’elle ne l’était, et la pétition a été écartée par l’ordre du jour. Les princes restent exilés parce qu’ils sont princes, parce qu’ils sont d’une maison qui a régné en France. S’ils avaient été attaqués dans la dignité de leur vie, dans la politique dont ils ont été la personnification, M. Thiers ne se serait pas contenté, sans aucun doute, de déposer silencieusement dans l’urne un vote favorable à la pétition. Dès qu’il n’en était pas ainsi, il s’est tu, et il ne pouvait en vérité faire autrement. L’hommage le plus éloquent et le plus significatif que M. Thiers ait pu rendre au passé, c’est l’existence dans laquelle il s’est renfermé depuis vingt ans, c’est la retraite où il a vécu et d’où il n’est sorti que le jour où il a vu la possibilité de travailler à la renaissance des institutions libérales. Qu’avait-il à dire de plus ? Il ne pouvait que garder un silence respectueux qui mettait d’accord ses souvenirs et ses devoirs d’homme public, ses opinions et sa dignité. Ce n’est pourtant pas la faute de ceux qui ont joué un grand rôle dans les affaires de leur pays et qui ont toujours une influence considérable, si on les place dans, ces situations délicates où ils sont obligés de se taire parce qu’ils ne pourraient pas tout dire, et c’est là l’inévitable inconvénient de ces questions malheureuses qui ne sont que l’émotion d’un jour au milieu d’un mouvement public qui se hâte, qui se renouvelle sans cesse.

Comptez tout ce qui s’est succédé en si peu de temps. Il y a moins de deux semaines, cette pétition des princes d’Orléans passionnait pour quelques heures le corps législatif. Le lendemain éclatait à l’improviste