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Les vrais amis des classes ouvrières devraient se pénétrer de ces principes. Ce sont ces habitudes saines de la vie pratique qu’il importe surtout de propager. Beaucoup de publicistes suivent malheureusement une route tout opposée ; en inventant chaque jour un nouvel expédient pour élever d’une façon soudaine la destinée des ouvriers, l’on ne fait que provoquer des impatiences. Il est imprudent de décrier les vieilles méthodes de travail et d’ouvrir devant les yeux crédules des masses ces horizons de progrès facile et d’un commode accès. Depuis que l’humanité est sur terre, le succès a toujours été le produit de l’effort individuel, il est toujours venu avec une certaine lenteur. Ces conditions dépendent de la nature des choses et de la nature humaine, il est déraisonnable d’espérer les changer. Les doctrines aujourd’hui en honneur parmi les populations ouvrières tendent à décourager la pratique des vertus qui seules pourraient améliorer leur sort. Des ouvriers habiles, bien rétribués, sont détournés de l’épargne par l’idée que l’intérêt du capital sera un jour supprimé, ou que l’on trouvera quelque combinaison nouvelle pour améliorer spontanément leur situation. Confians dans des procédés qui amèneraient un essor collectif de leur classe, ils sentent moins le besoin de sacrifices personnels. N’a-t-on pas vu, lors de la réforme électorale en Angleterre, des députations ouvrières prétendre que les travailleurs qui épargnent sont des égoïstes et des traîtres indignes du droit de suffrage ? Il n’est d’autre moyen cependant pour l’homme d’élever sa position que le travail et l’économie. La classe ouvrière a mieux à faire que de lutter avec la bourgeoisie : c’est de prendre exemple sur elle dans la pratique de la vie, c’est de s’assimiler ses habitudes d’ordre, de régularité, de discipline, de prévoyance, qu’elle rencontre et qu’elle raille trop souvent chez les commerçans de tout étage. Les cadres de la classe bourgeoise ne sont pas immobiles, ils se dilatent au contraire chaque jour ; les progrès de la civilisation consistent à augmenter sans cesse le nombre de ceux dont l’existence est facilitée par une aisance acquise, à réduire au contraire les rangs de ceux qui mènent au jour le jour une vie précaire et mal assurée ; mais ce mouvement fécond ne s’accomplit pas par soubresauts et spontanément, il réclame les efforts des hommes et la collaboration du temps.


Paul Leroy-Beaulieu.