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le temps comme dans l’espace, obligée de pourvoir à des besoins actuels, ayant peu de répit sous le poids des nécessités qui l’accablent. Nous ne savons pas les merveilles que nous réserve l’avenir ; l’humanité se transforme, les relations sociales se renouvellent, d’autres modes, d’autres combinaisons surgissent chaque jour ; mais c’est là un mouvement graduel et lent qui s’opère instinctivement à notre insu. Ce ne sont pas les plans sortis tout faits de l’intelligence humaine qui se réalisent dans le monde extérieur ; la nature a d’autres procédés, et se joue des systèmes a priori qu’enfante l’imagination des hommes. Nous n’avons qu’à creuser modestement le sillon de chaque jour, à recueillir les fruits déjà mûrs, sans nous préoccuper de la moisson qui viendra peut-être pour nos arrière-neveux. C’est folie de jeter la perturbation dans les relations existantes au nom d’un progrès conjectural et lointain. La sagesse se tient à égale distance des audaces et de la routine, améliore et perfectionne sans cesse avec esprit de suite, avec une indomptable persévérance, mais elle évite de bouleverser en un clin d’œil et au hasard. Il n’en est pas des sciences sociales comme des sciences abstraites. Dans celles-ci, la fantaisie peut s’ouvrir un champ illimité ; Descartes invente la théorie des tourbillons : l’humanité n’en souffrira pas, la physique en recevra peut-être une impulsion nouvelle. Dans les sciences sociales au contraire, il faut plus de réserve ; les plans que l’on présente au public doivent être immédiatement applicables, car les erreurs en pareille matière ne s’attachent pas seulement à l’esprit de l’homme, elles passent dans les faits, et se traduisent en perturbations dangereuses.

Notre époque attache une grande importance à l’instruction populaire ; toutes les parties de la société demandent avec ardeur et conviction la diffusion de l’enseignement. Les ouvriers dans leurs réunions si orageuses et parfois si extravagantes, les publicistes, les hommes d’état de toute opinion, réclament des écoles de tout ordre et de tout genre. C’est un grand honneur pour notre siècle que cette haute estime pour les connaissances intellectuelles et le développement théorique des facultés humaines. Assurément l’on ne peut attendre que de bons fruits du progrès scolaire, l’humanité en deviendra plus sensée et meilleure peut-être ; mais de ce côté aussi il n’y a pas que de légitimes espérances, il y a bien des illusions. C’est un instrument d’une grande puissance que l’instruction, ce n’est pas cependant la pierre philosophale : elle a d’importans et d’heureux effets ; elle ne produit pas de miracles. Mirabeau écrivait à la fin du siècle dernier : « Croyons que, si l’on excepte les accidens, suites inévitables de l’ordre général, il n’y a de mal sur la terre que parce qu’il y a des erreurs ; que le jour où les lumières