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adversaires pendant qu’ils sont au bain ? » Je ne sais ; mais les promesses dont il a été prodigue ont été jusqu’à cette heure stériles. C’est que la hardiesse des théories, la beauté des plans, ne font pas le génie de l’homme d’état ; c’est que le roman le plus magnifique ne remplace pas l’étude consciencieuse des besoins du temps ; c’est que la pire chose en politique est de trop sacrifier au paraître.

Comme romancier, M. Disraeli ne laissera pas d’œuvre durable. Il a, qu’on me permette de le dire, mangé sa gloire en herbe. Il n’a jamais eu la patience de faire crédit d’une heure au succès. Ses romans politiques, les seuls auxquels on puisse reconnaître une valeur, sont eu la vogue. Que sont-ils aujourd’hui ? Des dates, et rien de plus. Ils marquent des étapes sur la carrière parcourue par l’auteur, ils rappellent un moment dans l’histoire des opinions et des modes en Angleterre.

Le public y cherchait autrefois avec empressement la secrète pensée de l’homme politique l’explication anticipée de sa conduite. Il ouvrait une oreille avide à ses révélations ; mais il faut qu’un révélateur soit jeune pour être écouté. Promettre n’est pas de tous les âges. Aussi Lothaire marque à cet égard une réserve à laquelle M. Disraeli n’avait pas accoutumé ses lecteurs. Il n’entreprend pas de résoudre d’emblée le problème religieux qui agite l’époque actuelle ; il ne se charge pas de réconcilier l’église anglicane et le catholicisme ; il se contente de décrire sans beaucoup d’émotion les prouesses des combattans, de nous y faire assister comme à un tournoi. On ne regretterait pas trop ce dogmatisme aventureux, ou plutôt on saurait gré à M. Disraeli d’être descendu de la chaire et du trépied, si son œuvre témoignait d’un effort sincère pour se conformer à la vérité humaine. Il n’en est rien. Aujourd’hui comme autrefois, tout lui est bon, pourvu qu’il s’égaie et se fasse applaudir. Toucher en passant du bout de sa cravache des personnes vivantes, mettre en scène à l’improviste M. Glyn, le whip de l’opposition lors de son dernier ministère, nous introduire dans la salle fumeuse où les fenians tiennent leurs assemblées, peindre à la grosse brosse un prétendu paradis aristocratique pour ébahir la foule, cela ne peut manquer de plaire aujourd’hui, et c’est une tâche plus aisée que de faire jouer puissamment les ressorts du cœur humain ; mais qui se souciera dans quelques jours de toutes ces belles choses ? M. Disraeli a porté dans la politique et dans la littérature les qualités d’un boute-en-train. Parce que le public applaudit volontiers à tout ce qui l’amuse, il a cru que le talent suffisait à tout. Cette erreur, qui est celle de beaucoup de gens d’esprit, explique pourquoi M. Disraeli n’est, dans la haute acception de ces deux mots, ni un homme d’état ni un écrivain. N’est-il pas trop tard pour qu’il en revienne ?


P. CHALLEMEL-LACOUR.