Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/387

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêmes dangers que dans les mines et dans les usines. Les ouvriers agricoles sont restés jusqu’ici sourds aux excitations des ouvriers des villes ; mais le jour viendra où ils les entendront : ils les accueilleront alors comme l’ont fait les fermiers irlandais, et à leur tour ils diront : « A nous la terre ! ce n’est pas pour satisfaire l’orgueil de quelques individus qu’elle a été créée, c’est pour donner ses fruits à ceux qui la cultivent. » Sur le continent, des millions de propriétaires se lèveront pour défendre leurs droits. En Angleterre, quand l’heure du péril aura sonné, une poignée de privilégiés se trouvera face à face avec une nation de prolétaires. La grande propriété, constituée comme elle l’est dans ce pays, a donc pour effet de transporter dans les campagnes ces causes de troubles, de souffrances et de conflits que produisent dans la grande industrie l’incertitude des conditions, l’hostilité du capital et du travail, le prolétariat et les aspirations communistes.

Les dangers de cette situation ne sont pas imminens. Ils n’apparaîtront que quand le suffrage universel aura mis le pouvoir législatif aux mains des classes inférieures ; mais déjà maintenant elle diminue grandement la sécurité de la propriété foncière. Si pour l’Irlande le parlement n’a pas hésité à restreindre les droits les plus élémentaires de la propriété en faveur des tenanciers, c’est évidemment parce que les propriétaires forment une caste très peu nombreuse, tandis que les cultivateurs constituent la nation. Quelles que soient les objections que l’on puisse faire au nom du droit abstrait, dès qu’il faudra choisir entre l’intérêt du plus grand nombre et celui de quelques privilégiés, il est facile de prévoir de quel côté penchera toute législature émanant du peuple. C’est vainement que l’article final de l’irish land bill déclare que la loi n’est applicable qu’à l’Irlande. Cette loi a été proposée et votée en raison d’un principe général que l’on ne manquera pas d’appliquer en Angleterre quand la nécessité s’en fera sentir. Ce principe est que la propriété des terres est de telle nature que l’état peut la modifier et la limiter conformément aux exigences de l’intérêt général. Les conséquences que l’on peut tirer d’une semblable maxime, même pour l’Angleterre, ont été si bien entrevues, que le marché des ventes immobilières et des prêts hypothécaires en a été influencé[1]. Le danger est d’autant plus grand que les principes de

  1. Le Law Times écrivait en décembre 1869 : « La demande d’étendre le tenant right à l’Angleterre, qui a été agitée dans quelques-unes de nos chambres d’agriculture, a déjà occasionné une diminution dans le prix des terres en détournant les gens prudens de placer leur argent dans une propriété aussi menacée. Cela effraie aussi beaucoup les créanciers hypothécaires. » En mai, le Farmers club, après une lecture de M. Corbet sur le tenant right anglais, a exprimé le vœu que le gouvernement prit en main la question agraire (land question) en Angleterre.