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capitaux. Alors l’esprit d’entreprise s’éveille ; des sociétés se fondent pour trouver au capital surabondant un emploi à l’étranger. Les entreprises les plus téméraires ou les plus insensées sont accueillies avec faveur. Il y avait pléthore, il faut des saignées. Une partie des capitaux est utilement placée en Amérique, aux Indes, en Australie ; une autre est anéantie dans la faillite des folles entreprises. La crise passée, l’équilibre se rétablit. Le capital recommence à s’accumuler jusqu’à ce que l’abaissement excessif de l’escompte provoque une crise nouvelle. Déjà plus d’une crise financière et commerciale est venue ainsi anéantir ou refouler à l’étranger le capital en quête d’un revenu suffisant[1]. On peut donc considérer comme démontrée la proposition suivante qu’on n’avait pas aperçue jusqu’ici : le point où le capital cesse de trouver un emploi rémunérateur, où par suite l’épargne s’arrête, peut être atteint bien longtemps avant que l’élévation du salaire n’ait mis fin au paupérisme.

Pour guérir la misère, les hommes pieux d’autrefois croyaient connaître un remède, — mieux qu’un remède, c’était une vertu, — la charité. Hélas ! il n’y a plus d’illusion à se faire. La charité, pratiquée avec discernement, peut soulager des misères exceptionnelles ; mais, employée comme mesure générale pour combattre le fléau du paupérisme moderne, elle ne fait que l’aggraver.

Un autre remède inspiré non par les sentimens chrétiens, mais par certaines déductions économiques, est très en faveur maintenant en Angleterre, c’est l’émigration. M. Goschen, comme ministre, ne veut pas que l’état y intervienne ; comme particulier, il la préconise, et vient d’accorder l’appui de son nom et de sa bourse à une société qui s’est établie pour transporter des émigrans au Canada. L’émigration a sans doute pour effet d’augmenter les chances de prospérité de ceux qui partent ; mais, si l’on considère l’intérêt de l’Angleterre, ce remède offre les plus sérieux inconvéniens. D’abord il ne résout pas le problème du paupérisme, car, malgré les masses d’hommes qui quittent chaque année les rivages de la Grande-Bretagne, la misère ne diminue point. Ensuite ceux qui s’en vont apportent le contingent de leurs forces à un état rival, redoutable concurrent dans le domaine de l’industrie non moins que dans celui de la politique. Ainsi que M. Torrens le rappelait au parlement, sur 167,000 sujets de la reine partis l’an dernier, 133,000 se sont rendus aux États-Unis. En outre ceux que l’on débarque au Canada n’y restent pas. Attirés par les hauts salaires et les chances de faire fortune qu’offre l’Union, ils ne tardent pas à

  1. Voyez les Principes d’économie politique de M. Stuart Mill, liv. IV, ch. IV, § 5, et mon étude sur les crises commerciales : le Marché monétaire depuis cinquante ans, par M. E. de Laveleye, 1er Janvier 1865.