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d’un grand peuple, n’est-on pas en droit de réclamer pour celui qui s’y est consacré et perdu tout entier un peu de cette justice tardive que dispense parfois la main avare et dédaigneuse de la postérité ? Après tout, en pensant qu’une heure fatale avait sonné pour la Pologne, où sa destinée tout entière était en jeu, le comte de Broglie voyait juste et disait vrai. Ces marches insolentes et répétées, ces séjours prolongés des armées russes sur le territoire polonais pendant toute la durée de la guerre de sept ans, ce furent bien réellement, comme il le devinait par l’instinct d’une haine généreuse, les premiers pas et les premières étapes de la conquête. C’est en stationnant comme auxiliaires sur le sol de la république que les légions moscovites se préparèrent à s’y asseoir comme maîtresses. Le jour venu, elles n’eurent plus qu’à suivre les chemins qu’elles avaient elles-mêmes frayés, et à rentrer dans leurs quartiers d’habitude. L’humble dépendance du roi menait ainsi par une pente irrésistible à l’ignominie de Poniatowski. Voilà ce que sentait le comte de Broglie ; avait-il tort de penser que la France seule pouvait suspendre cette logique des événemens, et que, si elle le pouvait, elle le devait ? Ennemie de la Russie, il lui eût peut-être été difficile de défendre Varsovie par la force ; mais, devenue son alliée par un concours imprévu de circonstances, c’était son devoir d’exiger le respect de la Pologne comme la condition de son amitié, devoir si impérieux et si simple que le comte de Broglie ne convenait pas qu’on pût s’y soustraire. On dira sans doute que pour exiger il faut être le maître, et que la France vaincue par Frédéric n’avait droit de rien imposer aux héritiers de Pierre le Grand. C’est possible ; disons alors que la Pologne a été perdue par nos malheurs, et qu’elle a péri à Rosbach avec la gloire de nos vieilles armées. Rien ne prouvera plus clairement par quels liens intimes, par quelle solidarité d’honneur et d’intérêt, France et Pologne tenaient l’une à l’autre, et rien ne justifiera mieux le comte de Broglie de n’avoir pu accepter sans un frémissement d’indignation patriotique ce rigoureux arrêt de la destinée.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre était manquée et sans retour ; le départ du comte de Broglie consommait l’abandon de la Pologne. Les velléités impuissantes de la diplomatie secrète n’avaient retardé que d’un jour l’égoïste faiblesse de la diplomatie officielle. Il semble que l’épreuve était suffisante pour dégoûter Louis XV du mystère et son ambassadeur des confidences. Il n’en fut rien cependant : la diplomatie secrète, changeant de théâtre, allait au contraire se transformer et s’étendre ; son action, plus multiple et plus bizarre, n’en devait devenir pour cela ni plus glorieuse ni plus efficace. Ce sera le sujet d’une nouvelle étude.


A. DE BROGLIE.