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discours généraux qui respirent l’ouverture et la confiance, il lui faut faire sentir que l’on doit se prêter aux circonstances, et qu’il est des momens, même pour la monarchie la plus puissante, où on ne peut résister à une suite d’événemens contraires, et qu’alors des remèdes palliatifs et une continuité d’attention qu’on donne aux intérêts de ses amis doivent être pris pour des services réels et pour des marques d’amitié bien précieuses. Tel est le canevas sur lequel, en attendant des ordres, vous pouvez broder avec l’habileté et la dextérité que votre zèle saura vous inspirer… Dites à vos amis beaucoup de mots au lieu de choses, et ayez encore l’air de désirer de pouvoir leur en dire davantage. Avertissez-les en grande confidence de l’arrivée et du départ de tous les courriers, et quand même vous ne pourriez pas leur communiquer un mot de ce que vous apprendriez, donnez-vous le mérite et l’apparence de leur tout dire ; cela est essentiel, car je crois être sûr que le roi veut soutenir notre besogne, et, quoiqu’il n’en prenne pas les moyens, il faut que nous secourions l’embarras où il est, et que nous suivions ses intentions connues, bien qu’elles ne soient pas entièrement manifestes.

« Enfin il faut servir le roi sans intérêt, fût-ce même avec quelque danger ; ces sortes d’opérations ont besoin d’être soutenues par des gens de probité et de courage. Je ne répondrais pas avec cela que nous le sauverons ; mais il faut faire notre devoir[1]. »

On pourra sourire sans doute de cette persistance d’un homme isolé à poursuivre par ses seules forces, sans gouvernement, sans armées, sans instructions, sans espoir sérieux d’un succès quelconque, une politique trahie par la fortune et désertée par ses chefs naturels. Le contraste de la faiblesse des moyens avec la grandeur du but et l’énormité des obstacles présente toujours un aspect qui prête au ridicule, et le comte de Broglie, tendant, lui tout seul, ses faibles bras pour empêcher le colosse de la Russie d’incliner sur la Pologne son ombre avant sa masse, donne un spectacle dont peut à bon droit se divertir le scepticisme railleur des adorateurs de la force. Tout était-il pourtant obstination et vanité dans son illusion persévérante ? Ce jeune diplomate, ardent, ambitieux, né pour les hauts emplois, qui les dévorait du regard, mais qui sacrifiait pourtant sans hésiter faveur, éclat, popularité, pour se dévouer à tout risque à une tâche ingrate et obscure dont nul autour de lui n’avait confidence, dont le souvenir même devait rester enfoui dans la poussière des archives, n’avait-il d’autre ressort dans l’âme qu’une sotte présomption ? Et si ce but silencieusement poursuivi, c’était le salut

  1. Le comte de Broglie à M. Durand, 27 mars 1758. (Ministère des affaires étrangères.