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d’autorité, il n’y pouvait prêter les mains. À la haine même dont il honore dans sa correspondance un jeune homme encore aussi peu mis à l’épreuve que Poniatowski, on dirait qu’il avait deviné par l’instinct du génie politique que ce héros de théâtre avait justement en lui tout ce qu’il fallait de présomption et de mollesse pour mener un pays droit à sa ruine. Quoi qu’il en soit, Broglie fit avec habileté, pour atteindre son but, usage d’une faute de conduite que l’inexpérience de Poniatowski avait laissée imprudemment éclater. Ministre d’une puissance engagée dans la lutte contre l’alliance anglo-prussienne, Poniatowski n’en exprimait pas moins tout haut dans Saint-Pétersbourg sa sympathie pour le cabinet britannique, et il entretenait avec sir Charles Williams une correspondance régulière qui ne se bornait évidemment pas à des effusions d’amitié réciproque. Ce fait, qui constituait presque une trahison des secrets d’état, fut adroitement exploité à Dresde comme à Paris par le comte de Broglie, et confirmé par le ministre de France à Saint-Pétersbourg, le marquis de l’Hôpital, qui, lui aussi, trouvait le voisinage du galant ambassadeur aussi suspect qu’incommode. Et comme en même temps le grand-duc héréditaire de Russie ne cachait pas son admiration pour Frédéric, jouait toute la journée au soldat pour mieux l’imiter, il devint assez vite évident que le ménage à trois dont Poniatowski était l’âme n’attendait que la mort de l’impératrice Elisabeth pour arracher la Russie au lien du traité de Versailles. Le danger signalé avec force finit par émouvoir les deux cabinets. Bernis consentit à exiger et Brühl à signer la révocation de Poniatowski. C’était un immense échec pour le parti russe et un triomphe qui, faisant renaître le parti national à l’espérance, rétablissait sur de nouvelles bases le crédit ébranlé du comte de Broglie. Ainsi son audacieuse persistance allait être récompensée, et il avait presque réussi à entraîner bon gré mal gré son gouvernement à sa suite. Ce fut le moment où un désastre imprévu vint livrer la France entière, cabinet, armées et ambassadeurs, à la risée de ses alliés aussi bien que de ses ennemis. Le 5 novembre 1757, une des deux divisions de l’armée française, parvenue jusqu’au cœur de l’Allemagne, était taillée en pièces à Rosbach par Frédéric, et obligée de rétrograder en déroute vers le Rhin.

On connaît l’histoire de cette triste et fameuse campagne de 1757, ouverte avec tant d’éclat et si douloureusement terminée pour la France, et où Frédéric, seul contre tous, réduit d’abord à deux doigts de sa perte, étonna le monde par sa fermeté d’âme avant d’écraser ses adversaires par un coup imprévu de son génie. On sait comment l’armée française, victorieuse à Halberstadt, en Westphalie, avec le maréchal d’Estrées, et déjà maîtresse par là du Hanovre et de toute l’armée anglaise, perdit le fruit de son triomphe