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de ses succès précédens, fit la faute de vouloir l’emporter d’assaut avec un corps d’armée très inférieur en nombre, et où la cavalerie était proportionnellement plus forte que l’infanterie. Cet orgueil le perdit : après sept attaques successives, il fallut rétrograder en désordre vers Prague et se hâter de lever le siège, si l’on ne voulait être pris entre le feu de la place et celui de l’armée victorieuse « La fortune me tourne le dos, écrivit Frédéric avec une gaité affectée au feld-maréchal Keith, elle est femme, et je ne suis pas galant J’aurais dû m’y attendre, elle s’est déclarée pour les dames qui me font la guerre. Dans le vrai, je devais prendre avec moi plus d’infanterie. Les succès donnent une confiance nuisible… Mais que dites-vous de cette alliance contre le marquis de Brandebourg ? Quel serait l’étonnement du grand Frédéric-Guillaume, s’il voyait son arrière-petit-fils aux prises avec les Russes, les Autrichiens presque toute l’Allemagne et 100,000 Français ? J’ignore s’il y aura pour moi de la honte à succomber, mais je sais qu’il n’y aura pas grande gloire à me vaincre. »

Effectivement ! la défaite de Kollin avait pour Frédéric la désastreuse conséquence de le laisser seul aux prisés avec toute l’Europe Pour la seconde fois, toute tentative de diversion était manquée, la Bohême était sauvée, l’empire avec elle, la France et l’Europe en mesure de venir à leur aise écraser, à trois contre un, un ennemi qui n’allait plus avoir contre leur union formidable d’autre ressource que son génie. Pour la seconde fois aussi, la main du comte de Broglie se trouvait mêlée à la complication d’incidens imprévus qui déjouaient la rapidité des calculs de Frédéric. Quand à l’arrivée de cette heureuse nouvelle le comte alla présenter ses félicitations au palais, l’impératrice, enivrée de joie, ne put se tenir de s’écrier qu’elle lui devait la victoire autant qu’au maréchal lui-même, et lui fit remettre deux heures après par le comte de Kaunitz son (portrait enrichi de diamans. « Et moi, disait le ministre, qui vous croyais entiché de vieux préjugés, me voilà bien détrompé[1]. »

La part que le comte de Broglie avait elle à ces succès ne fut pas ignorée en Allemagne, et le bruit en parvint même bientôt jusqu’en Pologne. « Il est donc vaincu, écrivait M. Durand, ce prince assez téméraire pour lutter contre les plus grandes puissances de l’Europe, et, par un revers qu’il mérite, il va sentir à son tour toutes les horreurs de la guerre. Il est bon qu’un roi si dur et d’une humeur si bizarre ne soit pas dans le cas de donner des lois à l’Europe. Je me réjouis de la suite heureuse et satisfaisante des événemens qui viennent de se succéder, et je suis bien aise de la part

  1. Le comte de Broglie à M. Durand. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)