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l’avoir remplie fut dévolue à un jeune seigneur de la maison de Choiseul, le comte de Stainville, qui s’était déjà distingué dans une ambassade à Rome.

Il ne fallut pas longtemps au pauvre comte pour soupçonner la cause de cette défaveur. Un double motif l’expliquait : d’abord une invincible disposition de caractère qui l’aurait mis en mauvaise odeur auprès de tous les souverains du monde, — une humeur altière et indépendante qui ne lui permettait jamais d’obéir qu’en raisonnant et parfois en murmurant, il discutait ses instructions et ne se faisait nul scrupule de les atténuer ou de les dépasser sans en rien dire. Il avait sur toutes choses son franc parler, ses idées propres, et se targuait de comprendre ce qu’on lui commandait. L’étrange situation que le secret du roi lui avait imposée avait encore développé chez lui cette orgueilleuse prétention. A force d’avoir à servir deux maîtres qui ne s’accordaient jamais l’un avec l’autre, le comte de Broglie avait pris l’habitude de se jouer sans façon de tous les deux, et au fond de l’âme de n’en respecter aucun. Les rois, les favoris et surtout les favorites ont le flair de ce genre d’hommes, et les tiennent instinctivement à l’écart. A l’intelligence qui les juge en les servant, ils préfèrent l’aveuglement de la médiocrité qui les flatte. En outre le comte faisait de ces dispositions générales à la politique du jour une application particulière qui les rendait plus incommodes encore et plus déplaisantes. Il ne blâmait pas le principe du nouveau système fédératif : c’était lui, on l’a vu, qui en avait, sinon suggéré, au moins exprimé le premier l’idée. Il ne nourrissait contre l’Autriche aucune des passions des vieux politiques, puisqu’il venait de sauver l’intégrité du territoire impérial, il ne regrettait pas l’alliance prussienne, à laquelle il venait de porter le dernier coup ; mais en s’engageant dans la voie nouvelle il ne voulait y marcher qu’avec prudence, en regardant où il mettait le pied, sans perdre de vue ni à droite ni à gauche les pièges dont elle était semée. Dans le péril présent, en se servant du concours inattendu de l’Autriche et même de la Russie, il ne voulait pas que la France à son insu servit elle-même d’instrument aux ambitions futures de ces deux puissances. Ménager les antiques et faibles alliés de la France, la Pologne, la Turquie, les petits états allemands, imposer aux nouveaux amis le respect de ces vieux auxiliaires de notre politique, c’était à ses yeux remplir un devoir, exercer un droit, sauver le plus évident intérêt de l’avenir. En un mot, il croyait la France assez grande et la désirait assez fière pour dicter les conditions du pacte et non les subir. Dans les beaux jours de l’alliance anglaise, il y a trente ou quarante ans, M. de Metternich disait volontiers en souriant : « L’union de la France et de