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gouvernement. Il prévaut encore. Dans ce parti, les uns étaient philosophiquement chrétiens, les autres n’étaient que philosophes. Les uns comme les autres ont été les véritables adversaires et finalement les vainqueurs de l’influence et de la doctrine de Hobbes.

Il a toujours cependant gardé en dehors des partisans du pouvoir absolu quelques admirateurs, quelques sectateurs plus ou moins avoués, car tous n’osaient professer un matérialisme aussi déclaré que le sien ; mais ce matérialisme même, et surtout la liberté hautaine avec laquelle il semblait défier les préjugés, son mépris des hypothèses spéculatives, sa préférence exclusive pour l’empirisme fondé sur la sensation, lui ont gagné le cœur de plus d’un penseur indépendant a qui sa politique ne pouvait que déplaire. Ainsi seulement s’explique l’attrait rétrospectif que semble avoir pris sa philosophie pour le radicalisme de notre temps. Lorsqu’on a vu un aussi généreux ami de la liberté que sir William Molesworth dédier à l’un de ses nobles compagnons d’armes dans la vie publique, à l’historien démocrate de la Grèce, George Grote, l’édition monumentale des œuvres de Hobbes que nous devons à ses soins et à sa munificence, on se demande quel intérêt intellectuel, quelle sympathie a pu lui dicter cet indirect hommage à l’effronté défenseur de la tyrannie[1]. Il faut bien croire qu’une certaine communauté de principes généraux entre le hobbisme et le positivisme y est pour quelque chose. Grande et dangereuse illusion, ce me semble, pour des hommes qui tiennent compte de la dignité des individus et des peuples ! Que devient-elle en effet, si la force, la force dictatoriale, fait la justice et la religion ? On comprend l’aversion des sages pour les prétentions théologiques, pour les sciences chimériques du moyen âge ; on comprend qu’un appel à l’expérience pratique, à l’évidence de fait, doive prévaloir contre une tradition qui d’une époque d’ignorance descend jusqu’à nous chargée de la rouille des siècles ; mais Hobbes n’a pas le privilège de cette manière indépendante de penser, car c’est là proprement l’esprit philosophique ; c’est ce que le génie de la renaissance est venu enseigner aux temps modernes, et, pour être spiritualiste, il ne cesse pas d’être libérateur. Un certain sensualisme au contraire, surtout le pur matérialisme, même une simple récusation au nom de la raison des vérités invisibles suffit pour enlever à l’esprit le droit de réclamer les titres du genre humain. Où les retrouver en effet si ce n’est dans le monde idéal ? Etaient-ils, il y a deux cents ans, écrits quelque part sur la terre ?


CHARLES DE REMUSAT.

  1. « Georgio Grote quod præcipue laudi est, pro æquali universorum civium libertatee adversus optimatium dominatum propugnatari. » Op. lat., t. Ier.