Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’existaient pas, et ils l’ont abdiquée tout entière dans les mains du pouvoir social.

Comme philosophe, Hobbes est assurément ce qu’on appelle dans les écoles actuelles un sensualiste. Il tombe donc à peu près sous toutes les critiques qu’on a dirigées contre le sensualisme. Il n’y a pas lieu de les répéter. Remarquons seulement, ce qui surprend toujours, qu’après avoir réduit tout être au corps et toute connaissance aux impressions du corps sur le corps, il devient immédiatement idéaliste. Les phénomènes de l’intelligence sont corporels et ne représentent que des corps ; mais ce ne sont que des apparences, et ils n’impliquent d’autre réalité qu’eux-mêmes. Cependant ils peuvent être la matière du raisonnement ; mais, comme on ne peut raisonner que sur des mots, ces corps, qui ne sont que des qualités corporelles, ces qualités qui ne sont que des phénomènes, ces phénomènes qui ne sont que des apparences, ne sont que des mots, et ces mots n’étant que les signes, les notations de nos définitions, toute science est une science d’abstractions, toute science est verbale et nominale[1].

Cependant le raisonnement est l’unique procédé, l’unique garant de la science, et la logique est, bien plus que l’expérience, l’instrument définitif de la connaissance humaine. Cette confiance dans la logique ou plutôt au fond dans la définition est une illusion mathématique qui a mené Hobbes bien loin dans l’erreur ; mais, sans insister sur les conséquences auxquelles elle l’a conduit, on pourrait lui demander quelle foi mérite le raisonnement, si la sensation qui lui sert de base n’en mérite aucune, du moins quant à la réalité de son objet. Si tout est relatif dans nos perceptions, pourquoi tout ne le serait-il pas dans nos raisonnemens ? L’objection de la subjectivité exclusive attaque à la fois toutes nos connaissances, et le sensualisme, qui semble purement empirique, est forcé de conclure au scepticisme idéaliste.

Hobbes ne voudrait être sceptique que sur les choses dont nous ne pouvons nous faire une image, Dieu par exemple. Nous n’en avons point d’idées, dit-il à Descartes. Il s’ensuivrait que l’imagination est toute la pensée. « J’entends par idée, répond Descartes, tout ce qui se pense, tout ce qui est conçu immédiatement par l’esprit. » Descartes a raison. Il n’y a nul motif pour récuser la pensée plus que l’imagination, ni pour se fier au raisonnement, quand on a douté de la sensation. Hobbes s’est jeté dans un labyrinthe, et sa logique tant vantée n’est pas le fil conducteur qui l’en pouvait faire sortir. Avec toute sa pénétration, il n’a pas vu qu’il n’a rien établi ; ou il a trop nié, ou il a trop affirmé.

  1. Veritas in dicto non in re consistit. Logic, c. III, p. 311.