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ne témoigne nulle part le moindre respect, le moindre souvenir de son maître. Il ne le cite que pour quelque douteuse découverte en physique. Il ne fait aucun cas particulier de l’induction ; dans la physique même, il n’a guère recours à l’expérience, et se borne à raisonner sur des mouvemens. Ce matérialiste se pique de savoir les mathématiques, qu’ignore Bacon, et fait cas de la logique, dont Bacon se défie. Je ne voudrais même pas dire, malgré la place que l’intérêt sordide et la basse complaisance ont tenue dans la vie de l’illustre chancelier, que ses leçons aient été pour quelque chose dans les doctrines d’égoïsme et de servilité que son secrétaire semblerait avoir rapportées de sa confidence. Bacon avait dans l’esprit et dans le langage une élévation qui protestait en quelque sorte contre les faiblesses de son âme, et tout au plus oserait-on soupçonner que l’alliance de la dignité officielle et de l’abaissement pratique de ce grand esprit a pu conduire un observateur dénué d’illusions comme de principes à concevoir de la nature et de la société humaines une opinion malveillante qui, élevant la raison d’état au rang de la raison pure, a créé la métaphysique du machiavélisme.

Initié de bonne heure aux mystères du monde politique, habitué trop tôt à considérer les choses de l’intérieur du gouvernement, épreuve dangereuse pour tout esprit démuni d’une haute et saine philosophie, Hobbes aura été surpris, déconcerté, effrayé à l’excès, lorsqu’au milieu de son âge il vit éclater ces troubles féconds et redoutables qui auraient tant étonné Bacon en démentant toutes ses prévisions. Tous les penseurs solitaires et studieux ne conservent pas dans la retraite l’intrépidité de Spinoza. Loin de contempler d’un œil tranquille les orages qui grondent au pied des temples sereins et d’observer avec un mâle plaisir les causes et les effets de ces grandes luttes où le bien triomphe si péniblement du mal, quelques-uns, à la vue des révolutions, deviennent dans le calme de l’étude craintifs, défians, sceptiques, amoureux du repos et de la sûreté, enthousiastes de la force, fanatiques de l’oppression. Ce n’est pas à nous de nous étonner de ces persuasions systématiques opérées subitement par l’intérêt ou la peur. Nous la connaissons, cette incrédulité qui favorise et amène l’absolutisme. Seulement il est rare que ces convertis de l’égoïsme soient capables de tirer de leur pusillanimité un système et de faire une théorie de la pratique de la servitude.


I

Représentons-nous donc un jeune homme né à Malmesbury d’un père ministre de l’Évangile l’année où l’invincible Armada fut