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l’ignorance est grande parce que le clergé n’a pas cru qu’il fût indispensable de la dissiper. Or c’est l’application des connaissances acquises par la science ou l’expérience qui rend le travail productif. Peut-on douter que l’Irlande serait bien plus prospère, si elle avait professé un culte plus favorable à la diffusion de l’instruction ? L’île elle-même nous en fournit la preuve. L’Ulster est bien cultivé, riche, fécondé par l’industrie et le commerce ; mais cette province a été colonisée par des presbytériens, cette espèce d’hommes énergiques dont l’esprit, quoique affaibli par les immigrations successives, fait encore aujourd’hui la force des États-Unis. Transportée dans toutes les zones, sous tous les climats, elle s’est montrée partout âpre au travail, persévérante jusqu’à l’héroïsme, supérieure à l’adversité, digne de la bonne fortune, digne de la liberté qu’elle a su fonder, pratiquer et défendre. Le clergé catholique veut obtenir maintenant la suppression des écoles laïques qui existent, et qu’il faudrait remplacer par des établissemens complètement dirigés par les prêtres. Ce serait un grand malheur pour l’Irlande et un grand danger pour l’Angleterre. Voyez le mal que Rome a fait aux pays complètement soumis à sa loi, à l’Espagne, à l’Italie, à l’Autriche. L’Irlande, devenue le foyer de ces idées d’intolérance dont on fait en ce moment des dogmes, se fermerait définitivement au progrès moderne, et deviendrait pour l’Angleterre une irréconciliable ennemie. Détruire le système d’enseignement dont on commence seulement à recueillir les fruits serait la plus regrettable faute qu’un homme d’état puisse commettre.

Lord Dufferin a très bien montré le tort qu’ont fait à l’Irlande les iniques règlemens par lesquels l’Angleterre est parvenue à entraver l’expansion de son commerce ; mais je ne puis admettre que telle soit la cause de la situation actuelle. La plupart des Anglais croient que l’agriculture ne peut prospérer sans vendre ses produits aux grandes villes. Considérez cependant la Norvège : située au bout du monde, elle n’a presque point de villes, elle n’est peuplée que de paysans ; mais ces paysans sont dans l’aisance parce qu’étant propriétaires de leurs terres, ils en consomment tous les produits. J’ai rencontré, dans les vallées les plus reculées des Alpes, des populations ne faisant presque aucun échange avec le reste de l’univers et jouissant néanmoins du plus grand bien-être. C’est que champs, pâturages alpestres, maisons et troupeaux, tout leur appartenait. Mieux vaut pour le cultivateur garder ses produits et les consommer lui-même que de les vendre, même très cher, à Londres ou à Paris, afin de pouvoir payer la rente. Supposez l’Irlande perdue au milieu de l’océan, mais occupée, comme la Norvège, par des paysans propriétaires : je réponds qu’elle serait plus riche, plus heureuse