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crépuscule épais des forêts ; mais ici le phénomène est tellement inattendu qu’il agit par voie de surprise, et donne l’illusion d’une robe qui serait douée de propriétés magiques. Mettez hardiment cette tache lumineuse sur la même ligne que les plus habiles tours de sorcier de Rembrandt. L’homme en robe verte est l’œuvre capitale du Tintoret à Rome ; mais je ne puis cependant oublier une petite Madeleine à la galerie du Capitole, ébauche attendrissante et vers laquelle on revient malgré soi comme par un bon mouvement du cœur. Oh ! cette Madeleine n’est pas la pécheresse à la grande âme, pleine de trésors d’amour, dont la riche tendresse réclame notre adoration respectueuse ; c’est une mignonne enfant de Venise qui a besoin d’être consolée et protégée. Il semble que quelques paroles de compassion et de sympathie lui feraient du bien ; elle les appelle par ses jolis yeux gros de larmes et l’air de souffrance répandu sur son visage adolescent. La pauvre oiselle a failli naïvement, et puis elle a senti le poids du péché, lourd comme l’infini, s’abattre sur elle, et elle a trouvé le fardeau trop pesant pour son âme ignorante et faible.

Il a été donné aux Vénitiens de présenter dans la peinture l’expression souveraine d’une des deux grandes formes de l’esprit humain. Quelle que soit la variété infinie des formes du génie, elles se réduisent à deux principales qui les résument toutes : l’idéalisme et le sensualisme. Cette division se rencontre dans toutes les querelles de l’esprit humain, dans toutes les provinces de la science, dans la poésie et dans l’art ; bien mieux, on l’a vue régner pendant toute la scolastique sur la théologie, et elle étend son empire jusque sur l’art du gouvernement, qu’elle partage en deux systèmes opposés. L’art de la politique est en effet idéaliste ou sensualiste, selon qu’il prend son point de départ dans un principe de justice et de morale supérieur et antérieur aux sociétés, ou dans la notion empirique et variable, selon les temps et les lieux, de l’utilité générale et de l’obéissance aux faits. J’ai même souvent pensé que, si l’on se servait de cette division comme de pierre de touche pour reconnaître les systèmes, bien des confusions seraient évitées, bien des masques enlevés ; on verrait de prétendus amis s’apercevoir qu’ils sont ennemis de toute éternité, et des ennemis se tendre la main en avouant qu’ils combattaient sous un nuage. Se rattachent à la politique idéaliste, c’est-à-dire croyant à un principe supérieur et antérieur de morale, pouvoir catholique, chevalerie, monarchie, démocratie à la façon révolutionnaire française. A la politique sensualiste, c’est-à-dire prenant son point de départ soit dans l’homme même, soit dans les faits extérieurs auxquels il est soumis, se rattachent la liberté protestante, les oligarchies établies sur l’usage et