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jalousie conçue par cet ombrageux souverain contre la résurrection de l’influence française en Allemagne, la crainte de se trouver bloqué dans le nord par l’union intime de la Saxe et du parti national de Pologne, opérée sous les auspices de la France, l’idée vague et malheureusement trop bien justifiée par la suite que son ambition pourrait se donner quelque jour carrière aux dépens de l’indépendance polonaise, et qu’il fallait entretenir plutôt qu’arrêter l’anarchie dans ce malheureux pays, — tous ces motifs secrets contribuèrent à l’éloigner du gouvernement que représentait le comte de Broglie, et qu’ainsi l’impatience excitée chez le grand monarque par la petite personne active et altière de l’ambassadeur fut au nombre des gouttes d’eau qui firent déborder le vase[1].

C’est de quoi le comte de Broglie aurait pu se douter, mais ce qui ne paraît pas même lui avoir traversé l’esprit, car lorsque la nouvelle de la convention anglo-prussienne arrivait à Dresde, elle le surprit à l’égal de tout le monde, et il reçut le coup sans préparation en pleine poitrine. C’était son plan favori qui s’écroulait de toutes pièces. Plus de traité possible avec la Saxe ; on ne pouvait demander à Auguste III de renoncer à ses anciennes liaisons pour n’acquérir en Allemagne aucun appui nouveau, et pour encourir au contraire le mécontentement d’un proche et puissant voisin. Plus de confédération non plus, au moins immédiatement, possible en Pologne, car cette levée de boucliers ne pouvait se justifier que dans l’hypothèse où, la lutte nouvelle s’engageant dans les mêmes conditions que les guerres précédentes, l’Angleterre serait attaquée par la Prusse dans l’électorat de Hanovre, et la Russie, pour voler à son secours, menacerait de se frayer un passage par le territoire de la république. Le péril éloigné, la précaution défensive devenait inutile. Enfin quel affaiblissement pour un ambassadeur de France vivant au cœur de l’Allemagne que d’y voir son souverain bravé par le plus ancien de ses alliés ! Aucune de ces conséquences n’échappa au comte, qui les sentit toutes amèrement ; mais il supporta le choc avec un calme merveilleux. Dès le lendemain, on le voyait reparaître à la cour le sourire sur les lèvres et affectant de ne rien comprendre à l’émotion qu’on venait lui témoigner de toutes parts. « L’ambassadeur comte de Broglie, écrivait M. de Brühl à son envoyé à Paris, témoigne une indifférence vraiment surnaturelle pour

  1. A l’appui de cette conjecture, je trouve parmi les pièces des archives de Berlin publiées par Schœffer dans l’ouvrage déjà cité cette phrase extraite d’une lettre de Frédéric à son ambassadeur à Paris, M. de Kniphausen, le 18 octobre 1755 : « Je veux bien vous confier, mais pour votre direction seule, que, pourvu que la France prendra des engagemens avec la cour de Dresde, je ne pourrai faire que de me retirer du jeu, et que je ne mettrai pas la plume à la main pour le renouvellement de mon traité avec la France. »