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vouait rien, ne rétractait rien, et, par une contradiction singulière, elle signait encore princesse Tarakanov. L’impératrice jura de châtier cet excès d’impudence. George Keith était mort, mais sans doute quelques-unes des personnes nommées par la prisonnière vivaient encore ; on s’abstint néanmoins de toute recherche, soit qu’on n’ajoutât aucune foi à ces indications, soit qu’on craignît au fond trop de lumière. Il est en effet assez remarquable qu’on n’essaya jamais ni de détruire l’opinion si répandue de l’existence d’une fille de l’impératrice Élisabeth, ni de prouver que cette fille était morte, ou du moins de découvrir ce qu’elle était devenue.

Vers la fin de l’été, la prisonnière s’affaiblit de nouveau. Le 30 novembre, se voyant près de mourir, elle demanda un prêtre grec. L’impératrice désigna elle-même un chanoine de la cathédrale de Kasan, nommé Pierre Andrejev ; elle le vit et l’entretint sans témoin une heure entière avant qu’il se rendît à la prison. La malade le reçut avec douceur ; mais elle s’aperçut qu’au lieu de lui donner les consolations religieuses qu’elle avait réclamées, il ne songeait qu’à lui arracher des révélations ou des aveux. Fixant alors sur lui ses yeux enflammés par la fièvre, elle lui coupa brusquement la parole, et lui dit d’un ton impérieux : « Récitez-moi les prières des morts. » Elle vécut encore deux jours, et le 4 décembre 1775 elle expira sans avoir prononcé un mot de plus.

Elle fut enterrée la nuit, dans la cour de la forteresse de Ravelin, en présence du grand-chancelier, par quatre hommes auxquels on fit jurer, sous les menaces les plus terribles, de ne jamais dire un mot de ce qu’ils étaient chargés d’accomplir. Depuis l’arrivée de la prisonnière à Cronstadt, le même serment avait été imposé à tous ceux qui approchèrent de la prisonnière, au commandant de la forteresse, aux geôliers, aux soldats, aux juges, aux médecins, au prêtre. Le secret fut bien gardé. On ne trouve pas dans les gazettes de l’époque ni dans les dépêches connues des ambassadeurs étrangers un seul mot qui fasse allusion à cet événement. Seulement, au printemps de 1777, l’année de la grande inondation, l’ambassadeur de Pologne près la cour de Russie écrivit au roi qu’une princesse de la maison impériale, atteinte de folie et enfermée dans la forteresse de Schlusselbourg, venait de mourir. La légende commençait.

Les papiers des archives ne disent pas quel fut le sort de Czarnowski. Quant aux deux domestiques de la princesse, on les conduisit, après une détention de plusieurs mois, jusqu’à la frontière, et on leur interdit de remettre jamais le pied en Russie. Domanski fut envoyé l’année suivante en Sibérie, mais il paraît qu’il mourut en chemin.


P. Challemel-Lacour.