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time avec la nature, je trouvai dans ces deux spectacles si différens l’un de l’autre comme un symbole des commencemens modestes de notre colonie et un pressentiment de son développement à venir. En pénétrant dans la rivière de Saïgon, nous nous rapprochions du Mékong, auquel un canal intérieur permet au Donaï de marier ses eaux ; mais nous ne devions plus revoir le grand fleuve qui nous avait si longtemps portés. Je n’aurais pas consenti d’ailleurs à faire le plus léger effort pour me procurer cette satisfaction sentimentale ; j’en étais venu pour ma part à ce point où l’obligation de tourner avec la terre vous chagrine quand on y pense, tant l’immobilité complète et le repos absolu me semblaient le bonheur suprême après plus de deux ans de vie errante.

Si nous avions été cordialement traités par les Français résidant à Hankao et à Shang-haï, nous reçûmes à Saïgon un accueil encore plus chaleureux. Tous les hommes de cœur qui poursuivent courageusement leur œuvre sur cette terre où l’on souffre, mais qu’on ne peut se défendre d’aimer, se réjouirent avec nous de notre retour, et s’associèrent à notre deuil. La colonie tout entière, ayant à sa tête M. l’amiral Ohier, successeur de l’amiral de La Grandière, voulut accompagner au cimetière le corps du commandant de Lagrée ; il repose au milieu de ses compagnons d’armes, tombés comme lui pour une cause qui a déjà suscité tant de martyrs. Les Anglais ont élevé des statues de bronze aux hommes énergiques qui, s’enfonçant les premiers loin du rivage dans les forêts et les prairies, payèrent de leur vie l’honneur d’ouvrir à leurs compatriotes le continent australien. Ne peut-on pas attendre de la France qu’elle érige un monument durable sur le tombeau du chef intrépide qui, luttant simultanément contre le climat, la nature et les hommes, perdit dans cet effort suprême une vie déjà signalée par tant d’éminens services en Cochinchine et surtout au Cambodge, où M. de Lagrée fut l’instrument principal de l’établissement du protectorat français[1] ? — On me permettra de m’arrêter près de cette tombe pour jeter un rapide coup d’œil sur l’ensemble des résultats obtenus par la commission d’exploration du Mékong. Ce sera pour l’illustre mort la meilleure des oraisons funèbres, et pour cet humble travail la plus naturelle des conclusions.

Les lecteurs qui ont bien voulu me suivre depuis les frontières du royaume de Cambodge jusqu’au cimetière de Saïgon savent déjà que notre mission aura mieux servi les progrès généraux de la science que les intérêts particuliers de la colonie dont les deniers la subventionnaient. En ce qui concerne la première partie du pro-

  1. Voyez la Revue du 15 février 1869.