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reux, et qu’il est malaisé de leur en inspirer la rude pratique ! Quelle éloquence inspirée par une virile tendresse pour les souffrances humaines, en même temps par la plus sévère intelligence du droit, parviendra à faire comprendre à ces déshérités, qui sont le nombre et la force, la distinction si nécessaire et si délicate entre l’organisation du travail par la liberté et l’organisation du travail par un système, entre le socialisme libéral (car il y en a un), qui ne s’adresse qu’à l’esprit pour faire triompher ses solutions sans aucun recours à la force, et le socialisme illibéral, qui prétend imposer ses solutions et réclame le droit à la contrainte !

On se trompe quand on prétend que cette terrible épreuve est particulière à la démocratie européenne. Un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est l’épreuve fatale de toutes les démocraties, puisque toutes elles placent la richesse d’un petit nombre en face de la misère du grand nombre, qui est la classe gouvernante, et l’exposent ainsi aux coups de force du suffrage universel. Dans une lettre célèbre publiée il y a une dizaine d’années[1], le grand historien de l’Angleterre, M, Macaulay, exprimait la prévision d’une catastrophe sociale de ce genre, même aux États-Unis, que l’on croyait jusqu’alors à l’abri de semblables périls, et il s’en expliquait avec un Américain de ses amis en ces termes, bien dignes d’être notés, parce qu’ils vont directement à l’encontre d’un préjugé fort répandu : « Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l’aise que ceux du vieux monde, et sous l’empire de cette circonstance la politique de Jefferson sera peut-être sans désastre ; mais le temps viendra où la Nouvelle-Angleterre aura une population aussi dense que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera et subira les mêmes fluctuations, prendra le même caractère précaire que chez nous. Vous aurez vos Manchester et vos Birmingham, où les ouvriers par centaines de mille auront assurément leurs jours de chômage. Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l’épreuve. La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin la proie naturelle de l’agitateur qui lui représente combien est injuste cette répartition où l’un possède des millions de dollars, tandis que l’autre est en peine de son repas. Chez nous, peu importe[2], car la classe souffrante n’est pas la classe

  1. Lettre publiée par le Times le 7 avril 1860, citée et traduite par M. Dupont-White dans l’introduction au traité du Gouvernement représentatif.
  2. M. Macaulay ne dirait plus « peu importe » aujourd’hui, après les terribles épreuves des grèves de Manchester et des crimes de Sheffield, et sous le coup des menaces de l’avenir.