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Placée dans un couvent où l’on avait tenté de l’empoisonner, envoyée plus tard en Sibérie, elle avait été sauvée de l’exil par la pitié de ses gardiens et emmenée à la cour de Perse ; puis elle avait quitté cette cour à la suite de troubles survenus dans le pays. Ce récit, accompagné de détails singulièrement précis, provoquait un retour d’opinion favorable à la princesse. Le prince de Limbourg y ajoutait une foi entière, il n’y a pas lieu de s’en étonner ; mais il n’était pas le seul : étant allé passer les fêtes de Noël chez sa sœur, la comtesse de Hohenlohe-Bartenstein, il écrivait à la princesse que tout le monde autour de lui la croyait en effet fille d’Élisabeth et de Rasumovski ; il l’encourageait à ne point douter de l’avenir, et ce qui prouve à quel point il était persuadé du crédit qu’elle ne pouvait manquer d’avoir quelque jour à la cour de Russie, c’est qu’il lui envoyait une procuration en bonne forme pour traiter avec le grand-chancelier de l’empire au sujet des prétentions sur le Slesvig-Holstein qu’il soutenait contre la maison d’Oldenbourg.

La fable était maintenant complète. Elle ouvrait à la princesse une nouvelle carrière d’aventures et d’ambitions qui devait, par une pente fatale, l’entraîner à sa ruine. Elle avait été d’ailleurs si habilement propagée qu’il était impossible alors d’en deviner l’auteur.


II.

Au milieu de l’été de 1772, le dernier rempart de l’indépendance polonaise contre la conjuration de la Russie et de la Prusse était tombé. Les confédérés de Bar avaient été obligés de rendre, après une défense héroïque, les villes dont ils étaient maîtres, Czenstokow, Tynieck, Landskroon ; puis ils s’étaient dispersés, et un grand nombre avaient pris, pour se dérober à la vengeance des vainqueurs ou se soustraire au spectacle de la patrie déchirée et asservie, ce chemin de l’exil où tant d’autres les ont suivis depuis un siècle. La plupart d’entre eux s’étaient attachés à la fortune du prince Radzivil, palatin de Vilna. Après s’être échappé de Varsovie, où il était en quelque sorte prisonnier, celui-ci avait rassemblé un corps de confédérés et tenté un dernier effort. Vaincu par les Russes à Niewitz, il s’était dirigé vers la France avec le vain espoir d’y trouver, maintenant que le crime était consommé, autre chose que des témoignages d’une sympathie stérile. Malgré cette déception nouvelle, le prince Radzivil n’en avait pas moins lancé, au nom des confédérés, un manifeste où il proclamait la déchéance du roi de Pologne, et, fermant prudemment l’oreille aux avances qui lui étaient faites de Varsovie, il s’était établi à Strasbourg, puis était venu se fixer à