Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que disent de moi d’autres gens qui me connaissent, il est vrai, encore moins.

— N’arrive-t-il pas à tout le monde, lui demandai-je, d’être estimé trop haut ou trop bas, et croyez-vous que cela puisse porter la moindre atteinte à des relations agréables dont le terme est si proche ?

Il sourit avec amertume. Nous nous étions assis sur une pierre couverte de lierre et de mousse, de laquelle on apercevait, à travers les branches des châtaigniers, les montagnes et le cours de la rivière. Des enfans qui allaient à l’école s’étaient arrêtés à quelque distance, des paysans menaient boire leurs vaches. Il ne voyait rien, n’entendait rien, et reprit d’une voix émue: — Vous ignorez peut-être, chère Marie, combien l’indépendance peut influer soit en bien soit en mal sur notre vie. Celui qui se sent libre de tout lien se croit facilement aussi dégagé de toute obligation, il ne s’inquiète point de ce que les autres pensent de lui. Je l’ai dit souvent, je valais mieux que ma réputation ; mais, pouvant me passer des autres, de leur aide, de leur protection, de leur bon vouloir, je croyais pouvoir me passer également de leur approbation. Je ne vous raconterai pas un long roman. J’avais fait la connaissance d’une charmante jeune fille, première affection véritable que j’eusse éprouvée. C’était la fiancée d’un officier avec lequel je m’étais trouvé dans une assez mauvaise compagnie. Assurément, si j’avais soupçonné que je l’aimais, je ne serais pas retourné la voir. Cette passion se développa dans mon cœur tout à fait à mon insu. Son frère, qui était un de mes camarades, ne s’en aperçut pas davantage. Leur maison était riche et considérée. J’y allais souvent passer la soirée ; on faisait de la musique, on dansait, on jouait la comédie. Or un jour le frère me reçut très froidement, et le lendemain m’écrivit d’une manière polie qu’il me demandait de ne plus fréquenter le salon de ses parens. Nous eûmes une explication ; il m’apprit que le fiancé de sa sœur exigeait qu’elle rompît toute relation avec moi, parce que j’étais un homme sans principes. Je me fâchai, il en résulta un duel où je fus blessé peu grièvement ; mais le froid glacial d’une matinée d’hiver et la déception profonde que me causait cette aventure aggravèrent singulièrement mon état. Une violente fièvre inflammatoire me retint au lit durant plusieurs semaines ; ma poitrine fut attaquée, et c’est à la suite de cette maladie qu’on m’a envoyé ici. Maintenant, chère Marie, vous comprendrez que je ne puisse pas voir sans crainte votre confiant abandon auprès d’un homme sans principes, qui cependant s’est toujours abstenu de chercher son bonheur au préjudice d’autrui.