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changerais volontiers avec vous, si elle voulait de moi pour son seigneur et maître. Bast ! chacun a son fardeau à porter.

Craignant que Morrik ne se fâchât de cette familiarité, qui sentait un peu trop le vin : — Ignace, dis-je, ce monsieur n’est ni mon frère ni mon fiancé. Nous sommes deux étrangers qui faisons la même promenade, et quant à ce que vous dites des femmes, qui aiment à gouverner, c’est bon pour celles qui ont de la vigueur, non pas pour une pauvre fille malade, destinée à mourir avant le printemps prochain. Allons, soyez raisonnable, menez votre Lise à Méran chez M. le curé. Qu’on ne puisse pas dire que vous n’étiez pas dans votre bon sens quand vous lui avez donné votre parole.

La jeune paysanne, fraîche et forte fille à la figure ouverte, s’était levée, et prenant le garçon par le bras : — Je vous remercie, gracieuse demoiselle, de votre bon secours. Salue leurs seigneuries, Nazi, et viens ! Mais, demoiselle, ne songez donc plus à la mort. J’ai servi deux années à Méran, et je sais qu’on peut se croire bien près de la tombe sans pour cela mourir. J’ai vu plus d’un malade qui semblait prêt à rendre le dernier soupir monter plus tard lestement jusqu’au sommet du Mutt. L’air est si bon à Méran qu’il ressusciterait un mort. Adieu, nobles seigneuries, le voilà qui dort tout debout.

Le garçon s’inclina sans rien dire et se laissa emmener. Cette scène m’avait été pénible, je ne puis le nier. Morrik aussi semblait mal à l’aise. Le bavardage de l’hôtesse n’était pas propre à nous remettre, et l’on respirait difficilement dans cette salle basse envahie par les odeurs de la cuisine. Nous eûmes hâte d’en sortir. Le sentier passait au milieu de fermes pittoresques ; nous cheminions lentement, causant peu, mais ma gaîté ne tarda pas à revenir.

— Vous n’êtes pas bien, lui dis-je, voyant qu’il était absorbé dans ses pensées.

— Je serais tout à fait bien, répondit-il, si mes pensées voulaient bien me laisser tranquilles.

— Peut-être cela vous soulagerait de les exprimer tout haut.

— Peut-être aussi ce serait encore pire, car malheureusement elles ne sont pas de nature à vous plaire.

— Votre confiance déjà me ferait plaisir.

— Même si je vous avoue ma crainte de ne pas être digne de l’intérêt que vous me témoignez ?

Je le regardai, surprise.

— Voyez-vous, continua-t-il, ce que vous connaissez de moi en est peut-être le meilleur. Je suis persuadé que vous me jugez trop favorablement, et que vous seriez épouvantée, si vous entendiez ce