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l’autre, respirant le même poison, s’affaissant du même coup et mourant les pieds enlacés. La plus âgée s’est couchée sur le côté, comme pour dormir. Deux anneaux de fer passés à ses doigts attestent sa pauvreté, son oreille écartée et large son origine prolétaire. Sur les cuisses, on reconnaît un caleçon assez fin ; au contraire l’étoffe du reste des vêtemens est grossière, déchirée par places, mais elle laisse voir des chairs fermes et polies, des contours d’un réalisme presque embarrassant qui rappelle le modèle dans l’atelier. C’est bien une femme nue qu’on tient sous son regard, et l’on serait exposé à rougir, si la nudité n’avait pour voile tant d’infortune, si l’indiscrétion n’était purifiée par la pitié. L’autre jeune fille n’avait pas encore quatorze ans : elle est tombée sur le ventre, en étendant ses bras comme une protection ou comme un oreiller. Une main crispée atteste la souffrance, l’autre main tient serré sur le visage un pan de robe ou un mouchoir, comme si elle avait espéré se préserver du souffle méphitique ; ses deux pieds battent l’air, pris dans les plis de la tunique ; on voit cependant se dégager un soulier de drap brodé, à quartier, déchiré sur un côté. Son petit corps si tendre est déjà séduisant ; de beaux reins, des épaules justes et bien prises, une grâce naissante, rappellent la Joueuse d’osselets ou la Nymphe à la coquille ; la coiffure est celle des Italiennes de la montagne, une natte ramenée sur le milieu du crâne. Ce tableau pathétique est un drame tout entier. Il ne faut songer ni aux momies serrées dans leurs bandelettes et pétries de bitume, ni aux figures de cire imitées avec une odieuse exactitude. C’est un groupe d’un mouvement vrai, d’une expression saisissante ; la nature a été moulée sur le vif, entre l’agonie et la mort ; les attitudes et une naïveté imprévue de composition feraient réfléchir les plus grands artistes.

Ah ! si depuis un siècle les prédécesseurs de M. Fiorelli avaient moulé ainsi tous les cadavres qui se présentaient dans des conditions favorables, s’ils avaient sondé les cavités et les avaient remplies de plâtre avant de les détruire, on aurait un musée anthropologique qui révélerait tout ce qu’on souhaite de savoir sur la race, la beauté, le costume, le sort des habitans de Pompéi. Les circonstances qui ont causé ou accompagné leur mort étant rapprochées, on pourrait reconstituer l’histoire de ce désastre qui a étonné le monde. Tout n’est pas désespéré : il est encore possible de faire ces études méthodiques, et même dans un sol qui s’y prête mieux que celui de Pompéi ; j’essaierai de le montrer prochainement.


Beulé.