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me rappelle Berlin comme elle. Je prétends même qu’il n’y a qu’un Berlinois incarné qui puisse la comprendre complètement. » Le prince Louis-Ferdinand était-il Berlinois incarné ? Je ne sais ; toujours est-il qu’elle fît la torture et le bonheur de son existence durant quatre années. « Il est plus distrait encore que par le passé, dit le comte Hugo Salm en le revoyant après sa liaison nouvelle. C’est grâce à la maîtresse qui en ce moment l’absorbe et le tourmente, et je dois avouer qu’elle a un charme infini, une originalité enchanteresse en tout ce qu’elle fait et dit. »

Les lettres que Louis-Ferdinand écrivit à Pauline ont été récemment publiées, à l’exception des passages « qui dépassent tout ce que l’on peut dire en littérature[1] . » On ne saurait rien imaginer de plus bizarre que ces rugissemens de passion. Pas une phrase qui soit achevée ; le prince ne connaît bien ni le français, ni l’allemand, et sa correspondance amoureuse est le plus singulier mélange des deux langues, caractérisé par la plus complète absence d’orthographe et de grammaire. Il est donc impossible d’en donner une idée juste par la traduction. Le pourrait-on, on hésiterait encore à le faire, car même ce qui en a été imprimé dépasse de beaucoup « ce que l’on peut dire en littérature » française. Ce ne sont que brouilles et raccommodemens d’amoureux, évocations de voluptés passées, de voluptés à venir ; cela rappelle à bien des égards les Lettres à Sophie de Mirabeau. L’incorrection du prince cependant, sa phrase hachée, moitié allemande, moitié française, ses interjections et ses exclamations sont peut-être plus éloquentes dans leur négligé que la rhétorique pleine de sensiblerie et de sensualité de l’orateur français.


« Chère Pauline, chère que je chéris inconcevablement, il est certain que dans un amour aussi violent, comme dans tout grand bonheur de ce monde, il est impossible d’être calme, tout à fait calme. À propos de calme, je me rappelle toujours ce qu’une femme aimante disait à son ancien amant : « où sont-ils, les heureux temps où nous fûmes si malheureux ? » Pauline, quoique tu aies souvent dit en colère : « Il est joli, le bonheur dont je jouis ! » pourrais-tu m’oublier ? Jamais ! Mon amie, ce n’est pas l’orgueil, ce n’est pas la vanité qui me font dire cela,

  1. Briefe des Prinzen Louis-Ferdinand von Preussen an Pauline Wiesel, u. s. w., herausgeg. von Alexander Buchner ; Leipzig 1865. Briefe von Chamisso, Gneisenau, Prinz Louis-Ferdinand u. A. 2 vol. in-8o ; Leipzig 1867. Les lettres publiées par M. Büchner, professeur à la faculté des lettres de Caen, sont fort incomplètes ; mais elles ont l’avantage d’être imprimées d’après les originaux et d’en reproduire exactement le caractère bizarre, l’incorrection, la négligence. Celles données par Mlle Ludmilla Assing dans la seconde des publications ci-dessus indiquées complètent celles de M. Buchner, mais elles sont prises sur des copies qu’on a trouvées dans les papiers de Varnhagen. Elles sont, à notre avis, un peu trop corrigées.