Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/1038

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce passage où les harpes, les flûtes et les petites flûtes se sont donné le plus glapissant des rendez-vous, et je leur demande si le grand, l’irascible Weber prendrait fort en patience cette grimace de sa couleur et de son style ?

Le pas que cette transcription accompagne, et que Mlle Beaugrand danse à ravir, n’a qu’un tort, celui de n’être point à sa place. Cette pantomime essentiellement aristocratique (la musique ici n’en comportait pas d’autre), succédant sans transition au chœur des chasseurs, produit le plus singulier des contrastes. Où sommes-nous ? Essayons un peu de relever l’état des lieux : sous une magnifique tente de campement qu’on croirait dressée pour Wallenstein et son état-major, mange, boit et se prélasse un superbe hospodar de fantaisie, harnaché de brandebourgs d’or, enturbanné comme un Turc. Que vient faire là cet Orosmane ? que nous veulent ces fiers pandours qui gardent sa personne auguste ? Des casques et des pertuisanes dans le Freyschütz, ô mise en scène, ce sont bien là de tes jeux ! Il est vrai qu’un instant auparavant nous avons pu voir des glaciers dans la Suisse saxonne ! N’importe, comme il s’agit avant tout d’égayer ce potentat qui semble horriblement s’ennuyer en sa douillette de satin cerise, on envoie les chasseurs se coucher dans l’herbe, et la fête commence : un vrai bal, s’il vous plaît, la valse la plus exquise dont jamais le talon rouge d’une bottine de duchesse ou l’éperon damasquiné d’un vaillant prince ait marqué le rhythme impérieux, et qu’on exécute là en plein air, sur le turf, chose d’ailleurs fort regrettable, qui vous mécontente à double titre, car, tout en maugréant contre une malséante adaptation, vous vous dites que c’est grand dommage qu’on ait gaspillé de la sorte un motif qui, bien employé à son temps, à son heure, eût peut-être fourni matière à tout un ballet.

Parlons maintenant de l’interprétation, et ne nous laissons pas égarer par ce beau rêve de la perfection qui semble échauffer la critique chaque fois que l’Opéra se hasarde à reprendre un chef-d’œuvre du passé. Il y a quelques années, lors de la mise en scène de Don Juan, les sévérités, on s’en souvient, ne firent pas défaut. On vit de tous côtés sortir des juges qui, après avoir établi les plus sérieux parallèles entre la version de l’Académie impériale et celle du Théâtre-Lyrique, décidèrent que finalement c’était le Théâtre-Lyrique qui « méritait la palme, » et que M. Barré l’emportait sur M. Faure, comme Mme Charton-Demeur sur Mme Sass, et M. Troy sur M. Obin. Cette fois encore, à propos du Freyschütz, on n’a point manqué de mettre en avant le Théâtre-Lyrique et de lui donner la préférence. Rien de plus contestable que cette prétention. Mme Carvalho, malgré tout son talent, ne possédait aucune des qualités nécessaires pour faire une Agathe même médiocre, et le reste de la troupe, bien que formant le dessus du panier, ne méritait guère l’honneur d’être nommé. L’exécution du Freyschütz au Théâtre-Lyrique fut, comme celle de Don Juan, une bonne exécution de province, rien de plus.