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trône de notre roi François Ier, c’est-à-dire cinquante ans. Oui, c’est bien la véritable image d’André Doria, car l’attitude dit : c’est un homme puissant, et le visage dit : c’est un homme malheureux.

Malheureux, il le fut du commencement à la fin de sa vie, et de la pire misère qui puisse affliger un homme d’un grand cœur : ce fut un patriote sans patrie. Génois de la plus illustre race, c’est à peine s’il connut Gênes, et quand il y rentra sur ses vieux jours, ce fut pour lui porter le bienfait de cette liberté qu’il lui avait acheté par toute une longue vie d’aventures, de déboires et de fatigues. Tout jeune, il avait vu obscurcie la gloire de ra famille, si puissante un demi-siècle auparavant, et qui avait failli mettre fin à l’existence de Venise, les Fieschi faire et défaire les doges, le peuple passer son temps à essayer quelles chaînes lui iraient le mieux, et se parer un jour des bracelets de fer de la France, le lendemain du collier d’airain de Sforza. Alors il alla de maître en maître, cherchant gloire et fortune, comme s’il eût été un aventurier de naissance ; il en connut, comme les pauvres mercenaires, de toute âme et de tout caractère, de bons et de mauvais, d’indignes et de nobles : le pape Cibo, Alphonse d’Aragon, Charles VIII, Louis XII, François Ier, Charles-Quint. Lui qui par héritage aurait dû trouver dans son berceau le commandement des flottes de Gênes, lui dont le palais regarde la mer, et qui de sa terrasse pouvait monter à bord du vaisseau amiral, il lui fallut, comme un corsaire, créer une flotte, et se faire, ce qu’on n’avait pas encore vu, condottiere de la mer. Cependant ces fatalités-là ne sont encore rien pour un tel homme : ce qui glace le cœur et apprend le souverain mépris, c’est d’être obligé, pour sauver son œuvre, d’avoir recours à la perfidie et à la ruse, c’est de prononcer le mot terrible de l’archange de Milton : Evil, be my good. Certes les Génois ne comprirent sans doute jamais légèrement de quel prix André Doria avait payé la liberté dont il leur faisait cadeau, prix bien cher pour une âme noble, car c’était celui de la défection et de la trahison. Quelles tortures durent l’assaillir quand, pour sauver le but qu’il poursuivait, il lui fallut trahir la France et son roi, qu’il aimait, pour l’Espagne, qu’il abhorrait ! Voilà ce qui répand sur son visage cette ombre froide que le Florentin Alamanni lui montrait comme une tache sur l’éclat de sa vie, tache qu’il avouait en soupirant. C’est cette âme malheureuse que Sébastien del Piombo nous a fait apparaître dans le portrait de la galerie Doria, page historique de la plus haute importance et véritable apologie de la nature de l’amiral. « Ne voyez-vous donc pas ce que je souffre ? nous dit ce visage blêmi par les soucis et le chagrin secret, cet œil atone, ces lèvres muettes qui retiennent les paroles étroitement captives. Je sers ceux que je hais, je méprise ceux que j’aime, je tiens mon âme