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soif des conquêtes ne s’éteint pas au premier succès, la politique a parfois des aveuglemens bien étranges. La France et l’Autriche sont bien loin et bien occupées ! Pour se venger de quelque petite déconvenue ou seulement pour le plaisir de fortifier encore la puissance qu’elles ont saluée comme notre rivale, l’Angleterre pourrait bien permettre la formation d’une grande marine de plus, la Russie pourrait bien se laisser placer dans la fâcheuse alternative ou d’être enfermée dans la Baltique, ou de conquérir la Suède et la Norvège. Le Danemark pourrait donc encore se retrouver isolé en face de l’Allemagne. Dans sa lutte avec un état qui compte presque autant de soldats qu’il a lui-même d’habitans de tout âge et de tout sexe, l’héroïsme dont il a fait preuve se retrouverait à coup sûr, mais ne le sauverait pas. Il doit donc chercher au dehors des garanties de sécurité. La plus sérieuse sans contredit serait cette union ou mieux cette confédération scandinave qu’appellent de tous leurs vœux des deux côtés du Sund les cœurs patriotes, les esprits clairvoyans. Du reste cette union est trop dans la force des choses, dans la logique des événemens accomplis ailleurs pour ne pas se réaliser. Quelles en seront les conditions? Nous n’avons aucune qualité pour les suggérer ou les prévoir. C’est aux Scandinaves seuls de résoudre le problème qui intéresse à peu près au même degré les trois nations et les deux dynasties, les peuples et les souverains[1].

Toutefois on ne saurait méconnaître que, pour atteindre ce but, les Scandinaves auront à se faire des concessions réciproques, à subir quelques sacrifices. Dès à présent, il en est un que les Danois doivent accepter, — sacrifice bien léger en apparence, bien pénible en réalité et peut-être difficile, car il touche aux traditions les plus populaires, aux sentimens les plus patriotiques. Il faut renoncer à ce beau chant national que nous avons entendu si souvent à la table des étudians comme au spectacle de la cour. Certes l’air lui-même peut être et sera conservé, les paroles doivent disparaître; elles pourraient être un obstacle sérieux au rapprochement des deux peuples, car elles célèbrent les guerres entre Scandinaves et les victoires remportées sur les Suédois, désignés ici sous le nom de Goths. Comment tendre la main aux populations de l’autre côté du Sund avec ce cri de haine et de triomphe à la bouche[2]? Sans doute,

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié avec quelle autorité M. Geffroy a développé tout récemment les considérations que je me borne à indiquer ici.
  2. Voici les premières strophes de ce chant :
    « Le roi Christian se tenait au grand mât, dans le nuage et la fumée. Il maniait si terriblement son épée que casques et fronts des Goths volaient en éclats. Les poupes et les mâts de l’ennemi tombaient dans le nuage et la fumée;
    « Qui devant le Christian danois soutiendra le combat? Nielz Juel attendait l’éclat de la tempête. Voici l’heure! Il a hissé le pavillon rouge, il a accablé les ennemis de coups redoublés;
    « Et eux aussi s’écrient à travers l’éclat de la tempête : L’heure est venue! Sauve qui peut! Qui devant le Juel danois soutiendra le combat? »