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de mes idées? Il me revenait à l’esprit cent choses à la fois que j’aurais voulues autres ou autrement dites; une pensée me semblait faible, une autre obscure. Les passages qui m’avaient le plus ému quand j’écrivais le livre me paraissaient maintenant ou communs ou déclamatoires. Et je craignais si fort de voir mon jugement confirmée par celui des autres que pendant plusieurs jours je n’osai sortir.

Mes collègues furent en cette circonstance d’une bonté parfaite. Chaque fois que je recevais de quelqu’un d’entre eux une lettre ou un billet, Ivan, sortant de ses habitudes de silencieuse discrétion, me demandait si c’était encore au sujet du livre de « monsieur. » Je lui donnai connaissance de tous ces documens. Je sais que c’est contraire à toutes les prescriptions de l’étiquette, mais le pauvre garçon était si heureux et si fier. Il joignait les mains et se récriait d’admiration, tant le style de ces messieurs lui paraissait beau et savant. Et penser que tout cela retombait en une pluie d’éloges sur « monsieur, » dont on faisait dans un allemand si correct un si touchant panégyrique. — Encore une lettre, disait-il d’un air triomphant chaque fois qu’un nouveau coup de marteau l’appelait brusquement à la porte.

— En voilà une qui vient de Munich! — Elle était de M. le conseiller Wentzel, alors en voyage. La lettre lue, je sentis que ma vue s’obscurcissait, et je fus obligé d’essuyer mes lunettes. Ivan déclara qu’il n’aurait jamais cru qu’une personne aussi maigre que M. le conseiller pût avoir autant de cœur; mais mon livre lui était dédié, je craignais que cette circonstance n’eût fait de lui un juge partial.

— Milan ! Milano, comme ils mettent sur leur timbre, de qui cela peut-il être? se demandait Ivan. — C’était de George Heilig. Quelle lettre charmante! mais il était mon obligé, cela pouvait fausser son jugement, comme la courtoisie avait pu aveugler mes collègues. J’avais si grand’peur d’être dupe de ma vanité que j’allais ainsi récusant un à un tous les témoins qui venaient déposer de mon succès.

Quelques jours après arriva de Milan un assez gros paquet. Il contenait quelques mots seulement du jeune précepteur, et un long article découpé dans le Diritto milanese. L’article le prenait sur un ton peut-être un peu lyrique : il était d’un Italien ! Pour moi, je n’y trouvais pas à redire, ni Ivan non plus, à qui je tra luisais à mesure les passages les plus intéressans. — Ça, c’est imprimé, dit-il sentencieusement, monsieur le professeur sera bien obligé d’y croire!

« Qui eût pu penser, disait le journaliste, qu’une telle lumière pût briller parmi les brumes de la froide Germanie, et que des ac-